Un texte signé Angélique Boloré

France - 1984 - Brussolo Serge

chroniques-infernalesDossier

Crache-béton

Fleuve noir collection anticipation 1984
Réédition Fleuve noir collection anticipation 1993
Vauvenargues 2007

Pour ne pas sombrer dans la clochardisation, David accepte un petit boulot proposé par l’exécrable Romo. Il s’agit de livrer des caisses entières de la nouvelle marotte des jeunes enfants, des chats albinos à colorier.
Leur destination : Sainte-Hamine, une ville touristique en vogue avec son immense lac.
Le cauchemar commence aux abords de la cité, quand David et Romo découvrent que la forêt qui entoure Sainte-Hamine a été totalement colonisée par les ophi. Ces énormes serpents mordent les arbres pour en sucer la sève tout en y injectant leur venin. Celui-ci macère alors dans les troncs qui se déforment monstrueusement et se gonflent… jusqu’à éclater et envoyer dans tous les sens des esquilles qui déchiquettent tout sur leur passage. Cette forêt étêtée ne laisse rien présager de bon aux deux hommes mais en réalité, au bout du chemin, en ville, c’est encore pire.
Des baleines extra-terrestres dressées, l’attraction phare du spectacle nautique de Sainte-Hamine ont attrapé une maladie qui transforme l’eau qu’elles rejettent par leurs évents en petites concrétions calcaires. Ces « cailloux » s’entassent au bord du lac. Ils forment des tas, des monticules, des collines, des montagnes. Les cailloux envahissent les rues, s’infiltrent dans les immeubles, les faisant éclater comme des fruits trop mûrs. Ils s’accumulent en monticules jusqu’à ce qu’un enfant passant par là les fasse s’écrouler. Les cailloux emportent alors tout sur leur passage, les choses comme les gens. Les cailloux se répandent peu à peu dans Sainte-Hamine. Les habitants, refusant de partir, de se laisser déposséder de leur ville, de leur maison, de leur magasin par des baleines malades finissent écrasés, broyés par les cailloux, ou même par le nouvel ordre social qui s’est installé.
Car la situation étant extrême, la réaction des dignitaires aussi. D’un côté, les lâches, ne supportant plus l’incertitude, le danger permanent de finir enseveli, se sont enfermés dans les égouts et font payer cher le loyer de ce refuge. Les mycoses, la famine, la prostitution sont le pain quotidien des réfugiés des égouts.
Les autres, sortes de fanatiques inconscients préférant affronter les avalanches, se battent pitoyablement contre les baleines. Ils maintiennent la population dans la terreur et organisent régulièrement des battues pour « récolter » les dissidents, les inutiles, les parias. Ils les envoient récolter du bois dans la forêt empoisonnée. Ensuite, ils les obligent à construire des bateaux de fortune et à aller combattre les baleines sur le lac. Bien peu de galériens reviennent mais chaque mise à mort des monstres marins est une victoire, pathétique.
David passe par chacune de ces vies, dans les immeubles oppressants aux murs enflés, dans les égouts glauques à la survie viciée, dans la forêt moribonde et meurtrière pour finir dans les galères d’opérette.
Crache-béton est l’un de ces magnifiques écrits de Serge Brussolo qui condense en moins de 200 pages tout l’art du bonhomme… Et quel art !! Une idée toutes les quatre pages… Des évènements qui s’enchaînent à une allure folle… Des images plus hallucinantes les unes que les autres… Des idées qui génèrent des situations incroyables, angoissantes et d’une noirceur rarement lue… et encore moins à un tel rythme ! Serge Brussolo voulait-t-il assassiner ses lecteurs, les ensevelir sous son génie comme les habitants de Sainte-Hamine sous les calculs biliaires de ses baleines mourantes ? Car son style d’écriture, nerveux et précis fait naître dans la tête du lecteur les images des situations décrites. La puissance d’évocation de l’écriture de Serge Brussolo est terrifiante.
Par exemple, la forêt empoisonnée se transforme en véritable champ de mines debout. L’angoisse générée par les monticules de cailloux envahissant les bâtiments oppresse le lecteur au même titre que le héros, entrant dans son propre présent. De même, le clapotis des eaux huileuses des égouts envahit de son humeur nauséabonde la pièce… L’auteur parvient à rendre vivant chacun de ses tableaux.
Et ce n’est rien comparé à l’incongruité des situations que son histoire génère. Les pauvres hères qui doivent s’aventurer dans la forêt meurtrière tentent d’augmenter leurs chances d’en revenir en se confectionnant de pathétiques protections, des armures patiemment façonnées avec des enjoliveurs et des boîtes de conserve rouillées. Plus loin, les baleiniers de pacotille fabriquent leur cercueil de leurs propres mains pour aller ensuite affronter sur le lac les monstres marins et les harponner dans une apothéose de sang et de hourras vengeurs. Mais avant d’en arriver là, les coques inachevées entonnent un chant lugubre nocturne que les futurs galériens, émerveillés et terrassés d’angoisse, écoutent, recroquevillés sur leurs méchantes couches de métal. Les bateaux sont construits avec du bois précieux, le seul que les serpents n’empoisonnent pas et ces fantômes de violons et contrebasses chantent la nuit, quand les rafales de vent balaient le chantier naval.
Ce que Brussolo écrit, aussi invraisemblable que cela soit, s’imprime dans l’esprit du lecteur, avec tant de force qu’il en chancelle.
Serge Brussolo, en plus d’être original, se révèle absolument terrifiant !


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- Article rédigé par : Angélique Boloré

- Ses films préférés : Autant en Emporte le Vent, Les dents de la Mer, Cannibal Holocaust, Hurlement, L’invasion des Profanateurs de Sépultures

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