Un texte signé Sophie Schweitzer

Russie - 2022 - Kirill Serebrennikov
Titres alternatifs : Jena Tchaïkovskogo
Interprètes : Aliona Mikhaïlova, Odin Biron, Filipp Avdeev

L'Étrange Festival 2022review

La femme de Tchaïkovski – Critique

LA FEMME DE TCHAÏKOVSKI se déroule dans la Russie du 19e siècle. Antonina Milioukova est prête à tout pour devenir l’épouse de Piotr Tchaïkovski, en dépit du refus que lui oppose le compositeur. À force d’obstination, elle parvient à ses fins. Malheureusement, son époux n’est pas aussi présent ni aimant qu’elle l’aurait souhaité. Lorsque brutalement, il lui impose la séparation, elle refuse d’accepter le divorce et se décide à tout faire pour préserver leur mariage. Débute alors une lente et inexorable descente en enfer pour une femme rongée par un amour destructeur.

LA FEMME DE TCHAÏKOVSKI est réalisé par Kirill Serebrennikov, un metteur en scène et cinéaste russe. Petit-fils d’un réalisateur de documentaires, Kirill s’est d’abord dédié au théâtre où il a excellé jusqu’à devenir le directeur du Théâtre Gogol de Moscou. Dès les années 90, il s’intéresse à la réalisation de films et séries pour la télévision. C’est en 2006 que ses films sortent des frontières russes avec JOUER LES VICTIMES qui est une variation de Hamlet en comédie noire et qui remporte le prix du meilleur film à Rome. Il enchaîne ensuite les longs métrages ravissant des prix un peu partout dans le monde, sauf en Russie où peu à peu il s’attire les foudres des autorités, jusqu’à la consécration avec LETO. Malheureusement il ne peut assister au sacre de son film à Cannes puisqu’il est retenu par les autorités chez lui.

C’est dans ce contexte particulier que le film LA FEMME DE TCHAÏKOVSKI voit le jour. C’est un projet à la genèse complexe. En effet, dès 2013, Kirill souhaite réaliser un film sur le compositeur, mais l’équivalent russe du CNC lui refuse le financement du projet. Finalement, c’est durant son assignation à domicile qu’il va travailler sur le script. Des répétitions débutent en 2021 au théâtre dont il est le directeur. Ayant changé plusieurs fois de nom et de comédien principal, le projet est enfin terminé en 2022 et présenté à divers festivals, dont Cannes, dans un contexte encore compliqué puisque, la guerre entre la Russie et l’Ukraine faisant rage, de nombreux films et œuvres russes sont alors déprogrammés en Europe occidentale.

La femme de Tchaïkovski
La femme de Tchaïkovski

Un cocktail étonnant mêlant classicisme et modernité

Toutes ces épreuves font étrangement écho à celles que va subir l’héroïne du film, Antonia. Cette dernière est superbement interprétée par Aliona Mikhaïlova, une ancienne sportive qui a dû renoncer à sa carrière suite à une blessure. La performance qu’elle offre est à la fois autant physique, son corps exprimant ses émotions, que dramatique et émotionnelle. On peut dire qu’elle porte LA FEMME DE TCHAÏKOVSKI, elle a d’ailleurs été nommée pour le prix d’interprétation à Cannes, mais ne l’a hélas pas remporté. Face à elle, Odin Biron, comédien américain qui a longtemps vécu en Russie où il y était une star jusqu’à son récent coming out le contraignant à aller s’installer à Berlin, campe Tchaïkovski. Ce choix de comédien fait d’autant plus sens.

En effet, si Antonia a tant de difficulté à se faire aimer du compositeur c’est parce qu’il préfère les hommes. Mais elle est tant enfermée dans sa conviction que son amour est si fort qu’il peut tout vaincre, y compris le désintérêt qu’à pour elle l’objet de son affection, qu’elle refuse d’y croire et les contraint tous deux à cette union vouée à l’échec. Ce genre de situation étant malheureusement assez commune particulièrement à une époque où l’homosexualité était mal acceptée (ce qui est encore le cas en Russie), on comprend vite que le compositeur choisit le mariage afin de faire taire les rumeurs sur sa sexualité. Cependant, lui aussi est aveugle d’une certaine manière, il ne voit pas la folie qui ronge Antonia et qui va l’entraîner lui aussi en enfer.

Pour dépeindre ce mélodrame, le cinéaste adopte un style formel, très beau, mais aussi très classique. L’esthétique du film, avec ses décors, ses comédiens en costume et sa lumière froide est soignée, classique, mais adopte aussi très vite un caractère austère et froid, comme paraît être le monde où navigue notre héroïne. Un univers limité à la sphère domestique où son époux, la société et elle-même l’enferment. En effet, si elle avait pris des cours au conservatoire pour s’approcher du compositeur, elle paraissait aimer la musique, mais elle l’abandonne pour jouer les femmes au foyer rapidement délaissées.

La femme de Tchaïkovski
La femme de Tchaïkovski

Bouleversant portrait de la folie

Le milieu gay artistique dans lequel baigne Tchaïkovski est au contraire lumineux, joyeux, fourmillant de personnages hauts en couleur et surtout masculins. Notre héroïne est sans cesse entourée d’hommes qui la rabrouent et l’humilient, lui disent quoi faire. Si la Russie et l’époque étaient peu favorables aux hommes homosexuels, le film semble dire qu’ils possédaient quand même bien plus de liberté que les femmes. Puisque même la mère de l’héroïne ou sa belle-sœur sont malheureuses en mariage, elles aussi, délaissées et abandonnées par leurs époux, père de leur progéniture dont elles doivent nécessairement s’occuper. Au moins l’héroïne échappe à ce rôle puisqu’elle abandonne ses enfants. Mais ce choix n’est même pas libérateur, au fond, rien de ce qu’elle fait ne peut la libérer de la folie qui la ronge.

Cette dernière, sans doute affectée par l’érotomanie, est littéralement folle d’amour. Bien sûr, cela n’est pas annoncé clairement d’emblée même si très vite plusieurs indices sur cette folie rongeant l’héroïne sont laissés au spectateur. Parce que l’histoire se situe à une époque difficile pour la femme, on se laisse abuser par ces difficultés et ce carcan social, les accusant d’être responsables de toutes les faiblesses des personnages. Mais peu à peu, le film détricote cette société, comme ces personnages, pour en montrer non les vices, mais leurs afflictions. Si bien qu’on finit par avoir de la sympathie pour cette héroïne prête à tout, y compris au viol, pour se faire aimer d’un homme qui ne l’aime pas.

Lui non plus ne paraît guère innocent, en acceptant ce mariage juste pour faire taire les rumeurs alors même qu’il sait Antonia amoureuse de lui, il s’enferme avec elle dans une relation toxique. Ne se cachant pas vraiment d’aimer les hommes, il l’emmène dans ces salons où règne une douce folie et une atmosphère lubrique qui n’est pas sans rappeler le milieu dans lequel naviguait Oscar Wilde qui lui aussi choisit le mariage pour respecter les conventions sociales.

Un film subversif pour le contexte actuel russe

La femme de Tchaïkovski
La femme de Tchaïkovski

Pour nous faire ressentir tout cela, le cinéaste choisit une mise en scène assez formelle où des instants de folie vont apparaître. Dès la première séquence, on voit le corps de Tchaïkovski se relever pour se plaindre de la présence de sa veuve. Par la suite, quelques effets stylistiques vont apparaître notamment dans les transitions pour nous faire éprouver le glissement progressif de l’héroïne vers la folie comme la séquence à la gare par exemple. Et puis il y a les regards caméra de Tchaïkovski qui font office de contrepoint au point de vue de son épouse qu’adopte le film.

À cela il faut ajouter des séquences de pure fantasmagorie comme la scène de rêve et surtout l’éblouissant final. Ces instants-là sont l’illustration des pensées et émotions du personnage principal. Et honnêtement ce sont les scènes les plus marquantes du film, car elles se détachent de l’ensemble plus formel pour ne pas dire austère.

En effet, ce n’est pas un long métrage facile d’accès, le spectateur est rapidement englué dans l’atmosphère sombre et mélodramatique de cette femme qui préfère la solitude et l’amertume à renoncer à son mariage. Mais c’est aussi le contexte social russe de pauvreté et de solitude dans lequel s’enfonce l’héroïne. Ce refus obstiné de vivre sa vie, de renoncer, finit par transparaître pour ce qu’il est : de la folie. Mais pour cela, il lui faudra traverser la déchéance et tout perdre, y compris sa dignité. On pourrait presque y voir une martyre, mais le cinéaste souligne sans cesse que son héroïne choisit de s’enfoncer dans ces souffrances et ces ténèbres, comme si l’amour ressenti pouvait la laver de tout, la sauver de tout.

Bande annonce

La Femme de Tchaïkovski (2022) - Extrait Cannois HD VOST

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- Article rédigé par : Sophie Schweitzer

- Ses films préférés : Le bon, La brute et le Truand, Suspiria, Mulholland Drive, Les yeux sans visage, L'au-delà - Ses auteurs préférés - Oscar Wilde, Sheridan LeFanu, Richard Mattheson, Stephen King et Poppy Z Brite

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