Un texte signé Alexandre Lecouffe

Italie - 1967 - Sergio Corbucci
Titres alternatifs : I crudeli, The hellbenders
Interprètes : Joseph Cotten, Norma Bengell, Julian Mateos

retrospective

Les cruels

Artisan majeur du cinéma populaire italien, Sergio Corbucci débute sa carrière en tant qu’assistant réalisateur de Roberto Rossellini avant de se lancer au début des années 50 dans la réalisation d’oeuvrettes comiques puis dans le péplum (LE FILS DE SPARTACUS, 1963). Collaborateur de Sergio Leone dont il est un proche, c’est le succès de ce dernier dans le genre qui le pousse vers le western. Il en réalise une douzaine entre 1965 et 1975 parmi lesquels deux œuvres flamboyantes : DJANGO (1966) et LE GRAND SILENCE (1968). D’une violence encore jamais vue au cinéma (nous sommes quelques années avant LA HORDE SAUVAGE de Sam Peckinpah, 1969), d’une noirceur et d’un nihilisme fondamentaux, ces deux opus sont des pierres angulaires du western italien en même temps qu’ils en représentent son acmé. Très éloigné du style opératique et maniériste de Sergio Leone, Sergio Corbucci filme de manière beaucoup plus viscérale, en mettant en relief un univers où tout n’est qu’échec, chaos et destruction. Si, d’un point de vue formel, même ses meilleurs films ne sont pas exempts de défauts (zooms approximatifs, flous et faux-raccords se succèdent), il est aussi le créateur d’images baroques inoubliables et de personnages devenus des icônes du genre ; comment oublier les tueurs masqués de rouge cernant Franco Nero (DJANGO) dans un cimetière ou Tigrero joué par Klaus Kinski (LE GRAND SILENCE) véritable archange du Mal qui finit par triompher du Bien.
A la fin de la guerre de Sécession, un colonel sudiste et ses trois fils attaquent un convoi de l’armée du Nord et s’emparent de son butin. Ils ont pour but de retourner dans le Sud pour y financer une nouvelle armée qui reprendrait la guerre contre le Nord victorieux. Aidés d’une aventurière jouant le rôle de la veuve, ils transportent leur magot dans un cercueil supposé contenir la dépouille d’un général Confédéré. Leur périple est mis à mal par des attaques et rencontres avec l’ennemi mais aussi par des rivalités internes aiguisées par la cupidité.
Produit par le prolifique réalisateur-producteur américain de série B Albert Band, LES CRUELS est un film de commande dans lequel on ne retrouvera pas la violence quasi-surréaliste et le style explosif des deux westerns pré-cités de Sergio Corbucci. L’intrigue et les personnages sont empreints d’un certain classicisme : récit initiatique sous la forme d’un « road-movie », péripéties archétypales (attaque de bandits mexicains, patrouille de vigilantes, confrontation avec des Natifs…) et conflits internes entre les protagonistes avec comme enjeu principal la convoitise (de l’argent, d’une femme). Bien écrit, le scénario déroule son canevas de façon linéaire mais en ménageant des effets de suspens et d’accélération dans l’intrigue ainsi que des rebondissements bien orchestrés. Ainsi, tel personnage présenté comme essentiel à l’histoire disparaîtra de manière abrupte au bout de vingt minutes, tel autre révèlera une facette inattendue de sa personnalité et bouleversera le cours des événements. Le rôle de catalyseur est tenu par Jonas (Joseph Cotten), patriarche psycho-rigide dont l’idéal absurde (reformer une armée Sudiste) est dès le départ voué à l’échec. Rêvant de reconstruction (de lui-même, de sa famille, de son pays) mais aveuglé par son obsession jusqu’à la folie, le personnage court droit à sa perte et y entraîne ses proches. Véritable figure shakespearienne (on peut penser au Roi Lear, les trois filles sont remplacées par trois garçons, un seul restant fidèle au père), Jonas est interprété de manière remarquable par Joseph Cotten (CITIZEN KANE d’Orson Welles, 1941). A bien des égards, LES CRUELS convoque bien sûr une esthétique et une énergie propres au western italien ; s’ouvrant sur l’attaque du convoi de l’armée transportant le butin, Sergio Corbucci plonge dès l’incipit son film dans une thématique de la destruction : les soldats sont mitraillés, tués à la dynamite, achevés sans pitié. La séquence, très bien découpée, alternant plans larges et gros plans, frappe par son efficacité et sa brutalité. Energie destructrice que l’on retrouve dans les rapports entre les protagonistes du groupe (deux des frères sont prêts à tout pour posséder l’argent et/ou la femme) ou chez les personnages secondaires tous mus par une cupidité suicidaire. En fin de compte, c’est bien l’absurdité de cette énergie qui est dépeinte par le réalisateur et qui repose sur la négation de l’autre et le mépris de la vie humaine. A ce titre, les paysages désertiques que traversent nos cinq « héros » font écho au vide existentiel qui est le leur et le cercueil qu’ils transportent est une allégorie de leurs illusions mort-nées. Moins désespéré que les deux grands westerns de Sergio Corbucci, LES CRUELS affiche un pessimisme moral purement latin atténué par la figure féminine de Claire (Norma Bengell, LA PLANETE DES VAMPIRES de Mario Bava, 1965), incarnation de l’humanité et symbole de rédemption. Au final, un film solide et souvent passionnant à (re)découvrir pour sa rareté et pour la fusion qu’il opère brillamment entre classicisme et modernité.


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- Article rédigé par : Alexandre Lecouffe

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