Un texte signé Sophie Schweitzer

Etats-Unis - 2018 - Lars Von Trier
Interprètes : Matt Dillon, Bruno Ganz, Uma Thurman

L'Etrange Festival 2018review

The House that Jack built

Jack, tueur en série, entame le récit de cinq incidents impactant dans sa vie. Il commence par une femme tombée en panne qui à force de le traiter de tueur en série finit par distiller en lui de très mauvaises idées comme celle de la tuer. Idée qu’il finit par suivre. Le récit continue avec celui de ses meurtres, tous plus odieux les uns que les autres. Verge, son confident, commence à douter que Jack ne ressente le moins du monde des remords. À raison, pour lui, ce qu’il a fait, ses meurtres, sont autant d’œuvres d’art laissées à la postérité. Un avis qu’est loin de partager le mystérieux Verge.

Graphiquement impeccable, THE HOUSE THAT JACK BUILT mélange les époques et les styles d’images. Chacun des incidents relatés par Jack est filmé à la manière d’un film amateur. Même si l’image est très propre et très belle, il y a un grain de pellicule ajouté. À l’inverse, les images d’archives sont très brutes et opposent justement leur brutalité, la violence de ce qu’elles montrent à l’image très belle et soignée du reste du film. Enfin, il y a les images du présent, et du final, qui sont très picturales évoquant des peintures religieuses. Cette maîtrise de sa caméra et de ses images n’est certes pas étonnante de la part d’un cinéaste comme Lars Von Trier qui déjà dans MELANCOLIA peignait des tableaux impressionnants avec sa caméra.

Ce dernier a une longue carrière derrière lui parsemée d’œuvres complexes, parfois, souvent sombre et grinçante. Il a notamment réalisé DOGVILLE avec Nicole Kidman, ANTECHRIST avec William Dafoe et Charlotte Gainsbourg ou encore MELANCOLIA avec Kristen Dunst. Cette fois-ci, c’est Matt Dillon (MARY A TOUT PRIX, SEXCRIMES) qu’il met en avant. À contre-emploi, Matt Dillon est assez incroyable dans ce rôle de tueur totalement froid. Face à lui, Riley Keough (UNDER THE SILVER LAKE) en sublime jeune femme maltraitée et Uma Thurman (KILL BILL, BIENVENUE A GATTACA) impeccable dans le rôle de la garce sympathique.

Le film mélange les scènes-chocs et l’humour avec un dosage habile. La narration est ponctuée par la voix off de Jack, qui raconte l’impact des différents évènements dont le spectateur sera témoin. Ce dernier semble en pleine confession, mais au fur et à mesure du récit, le spectateur comme l’auditeur de Jack, un certain Verge, réalise que Jack n’éprouve pas le moindre remord, bien au contraire. C’est comme s’il attendait à ce qu’on le félicite pour ses actes abominables. THE HOUSE THAT JACK BUILT malmène sans vergogne le spectateur en l’embarquant avec un premier incident plein d’humour noir, mais charmant, avant de lui opposer une noirceur totale.

Le cinéaste danois Lars Von Trier n’a cessé de jouer avec la sensibilité de ses spectateurs comme des critiques, multipliant les scandales cannois qui lui ont valu un long exil. Il revient avec une œuvre qui sous un vernis d’humour cache une noirceur peut-être plus opaque que ANTECHRIST. Loin de l’atmosphère mélancolique de MELANCOLIA ou du récit bouleversant de NYMPHOMANIAC, ce long métrage paraît être une ultime provocation.

À la manière dont est fait THE HOUSE THAT JACK BUILT, avec en voix off le héros, tueur en série, et le mystérieux Verge qui vient plus en contrepoint, on a le sentiment que c’est la voix du réalisateur qui vient titiller son spectateur et l’interroger sur la notion de mal, la notion d’art et comment la fameuse citation « le mal n’est qu’une question de point de vue » peut s’exprimer. Surtout, il y a l’opposition presque divine entre Jack, représentation du mal abject et absolu que l’humanité peut produire dans ses pires excès, et Verge, sorte de figure faustienne, ayant à cœur cependant d’opposer au nihiliste de Jack sa foi en l’amour porteur autant d’art que de force. De cette opposition vient le sentiment que cet esprit noir et retord que peut parfois avoir le réalisateur qui sait plonger le spectateur dans des abymes peu confortables peut aussi apporter de la lumière, et n’est pas aussi nihiliste que l’on pourrait le croire.

Au final THE HOUSE THAT JACK BUILT est davantage un essai, une réflexion, sur la noirceur humaine, sur comment celle-ci se développe chez quelqu’un, mais fait la distinction entre la fascination que l’on peut avoir pour celle-ci, chez le spectateur comme chez celui qui la met en scène, et la véritable noirceur. Ce qu’il interroge au fond, c’est le rapport de tout un chacun à l’obscurité, à la notion de mal, c’est la fascination morbide qu’on peut entretenir. Et toutefois, pendant tout le film, il oppose à cette fascination un élan vers l’amour, un espoir de retour en arrière vers la lumière.

Comme pour MELANCOLIA avec la planète figurant littéralement les sentiments des personnages, ici les images et leur caractère implacable, le sadisme qui en rejaillit, montrent de manière très frontale et littérale ce que racontent les deux personnages qui s’affrontent. Le film n’hésitant pas à aller jusqu’au bout de ses idées quitte à retourner quelques estomacs au passage. Mais Lars Von Trier n’en est pas à son premier essai, et finalement, de tous les cinéastes ayant entamé la vague de « New French Extremity » (Gaspard Noé, François Ozon, Catherine Braillart, Bruno Dumont) c’est sans doute le rare cinéaste à avoir garder ce ton cynique qui a fait sa renommée. La sortie en salle la même année de GHOSTLAND de Pascal Laugier montre toutefois que cette vague n’est pas tout à fait terminée.

Dans un paysage de film de genre où l’on voit des œuvres aussi intrigantes que GOODBAYE MOMMY ou encore GRAVE se développer, il est plaisant de voir que la première génération de cinéaste de genre européen n’a pas fini de nous raconter des horreurs.


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- Article rédigé par : Sophie Schweitzer

- Ses films préférés : Le bon, La brute et le Truand, Suspiria, Mulholland Drive, Les yeux sans visage, L'au-delà


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