Un texte signé Quentin Mazel

Espagne - 2011 - Alex de la Iglesia
Interprètes : Carlos Areces, Antonio de la Torre, Carolina Bang, Sancho Gracia, Juan Luis Galiardo

BIFFF 2011Hallucinations Collectives 2011review

Balada triste de trompeta

Dans l’Espagne de la fin de guerre civile, un dernier quarteron de résistants républicains enrôle de force tous ceux qui peuvent encore porter une arme. Ainsi, une troupe de cirque au complet se retrouve sur les barricades pour un ultime baroud d’honneur. C’est sur ces barricades que le père de Javier, auguste de profession, révèle des qualités de combattant acharné, qui n’empêcheront cependant pas sa capture et sa mise aux travaux forcés. Jeune adolescent, Javier ne peut alors guère aider son paternel, lequel l’enjoint à le venger plus tard. Au sortir de la 2e guerre mondiale, Javier tente un sauvetage de son père, astreint comme des centaines d’autres prisonniers républicains à l’érection d’une titanesque croix, plantant durablement l’alliance entre le franquisme et l’Eglise. Le déroulement tragique de l’expédition laissera des marques sur le jeune homme… que nous retrouverons plus d’un quart de siècle plus tard, dans un franquisme finissant, où il tente de perpétuer la tradition familiale du clown, endossant le costume du clown triste, le seul qui convienne à cet être marqué par le drame, au bord de la folie. Et quoi de mieux pour un homme perturbé, que de se réfugier dans l’univers où la folie, loin d’être stigmatisée, est encouragée, montée en spectacle. Mais même le cirque peut se révéler cruel pour ceux qu’il abrite. Les blessés de la vie deviennent souffre douleur, comme Javier, ou expurge leur blessure en faisant souffrir, tel son comparse, le clown Sergio qui passe sa rage autant sur lui qu’à l’encontre de sa compagne, la très belle acrobate Natalia. Et les problèmes de Javier ne feront que croître dès sa rencontre avec Natalia pour laquelle il éprouvera immédiatement une attirance … partagée par cette dernière qui craque moins pour le clown que pour la mise en danger qu’implique pour cette femme perversement masochiste une relation nouvelle à la barbe de son très jaloux et très violent compagnon.
Fabuleux !
Alex de la Iglesia livre un chef d’œuvre monstrueux avec cette allégorie de l’Espagne du XXe siècle. Arrivant à marier une intrigue jamais prévisible et des personnages réellement vivants et incarnés en dépit du côté too much de l’intrigue et de la mise en scène, le réalisateur livre en sus un sous-texte qui donne toute sa force à sa fable, celle d’un commentaire politique sur son pays.
Car oui, c’est bien de l’Espagne, et de ses divisions, que traite cette Balade triste. Le pays prend ici les traits de Natalia, revendiquée par un amour violent, destructeur et conflictuel de Sergio et Javier. Une Espagne qui montre son visage pervers, qui recherche le conflit, qui exulte dans une passion masochiste… qui s’est livrée au franquisme au terme d’une guerre civile sanglante et qui finit par trahir ce même Franco pour retrouver la république. Ce n’est pas pour rien que la majeure partie de l’intrigue est située en 1973, année de l’attentat contre le Président du Conseil, Luis Carrero Blanco, qui signala le début de la fin du régime. Les deux principaux protagonistes figurent les antagonismes de l’époque : amoureux violent de Natalia, Sergio fait le clown pour « ne pas faire l’assassin », tout comme le régime aplanissait sa politique (abandon progressif de ses références fascisantes) pour occulter sa naissance dans le sang, sa répression continue et le maintien de la dictature. Javier incarne lui ces républicains vaincus, maintenus sous le joug des nationalistes, mais toujours amoureux de leur patrie, prêt à la souffrance, au combat, à la folie, à la mort pour elle.
Pas neutre non plus, l’univers du cirque qui renvoie tant au masque des apparences (derrière lequel gronde la lutte), au spectacle (qui sert d’écran de fumée, telle la politique d’accueil touristique de l’époque)… et à l’évidence à l’infantilisation : les deux opposés sont clowns et divertissent donc les enfants… en les maintenant dans le cadre d’une vaste farce. Ici la critique d’Alex de la Iglesia semble dépasser même le cadre historique et pouvoir s’appliquer aux antagonismes politiques contemporains. Et à ramener le politique au rang du clown (dont le terme espagnol de « payaso » est encore plus fort), on mesure la férocité de l’attaque.
Outre le cirque, on constate d’ailleurs que l’Espagne, … euh Natalia, vit dans un monde factice : les foires, parc d’attraction, musée des horreurs. Un décorum de bric et de broc qui fait sens dès qu’il permet de rabaisser à ce niveau la croix géante de la Valle de los Caídos. Moins qu’à la référence au carton pate du western spaghetti de 800 BALLES (il s’agissait alors d’un véritable hommage), on retrouve plutôt ici l’Alex de la Iglesia d’EL DIA DE LA BESTIA. La critique envers une église fortement compromise avec le franquisme culminera bien entendu avec la localisation de la séquence finale, mais éclate déjà lorsqu’un des protagonistes, devenus fou, endosse une panoplie sacerdotale, inflige à sa chair des tourments valant bien les stigmates christiques avant de lourdement s’armer pour partir en guerre vengeresse. Alliance de l’armée et de la foi.
Au monde forain dépeint correspond une mise en scène baroque et des personnages et une intrigue qui renvoient directement au Jodorowski de SANTA SANGRE. De l’auteur d’EL TOPO et de LA MONTAGNE SACREE, on retrouve ici nombre d’éléments caractéristiques : le monde du cirque, la folie et son mélange à l’amour, la régression à l’état primal… et bien entendu le handicap (nains jetés dehors, défiguration de plusieurs protagonistes, énucléation…). Par mouvement pendulaire, on évoquera l’autre moteur du mouvement « Panique », Fernando Arrabal dont on retrouve ici le thème fétiche de la figure paternelle (par exemple dans J’IRAI COMME UN CHEVAL FOU, justement tourné… en 1973). La question du père, et de son absence, traverse d’ailleurs, directement ou en filigrane, nombre de péloches allumées d’Espagne et mériterait qu’on s’y attarde un jour plus avant, en relation avec les soubresauts de l’histoire politique du pays.
L’exubérance visuelle et surtout narrative montera crescendo jusqu’à un final pleinement symbolique (le lieu, la chute, les vertèbres) soulignant le thème à ceux qui l’auraient jusque là manqué. On ne le leur reprochera d’ailleurs pas, le spectacle est mené tambour battant et son exubérance peut en perdre certains. Alex de la Iglesia ramasse brillamment tous ses enjeux et les marie avec bonheur à l’intrigue, tout en arrivant à rendre hommage, sans aucune gratuité narrative, au Hitchcock de LA MORT AUX TROUSSES. Du grand art !
BALADA TRISTE DE TROMPETA est sans doute à Alex de la Iglesia ce que L’ECHINE DU DIABLE et LE LABYRINTHE DE PAN (tous deux également frottés aux plaies de la guerre civile espagnole) ont été à Guillermo del Toro : un moment clé de l’œuvre.
Tourné pour à peine 7 petits millions d’euro, BALADA TRISTE DE TROMPETA en remonte à DE L’EAU POUR LES ELEPHANTS (WATER FOR ELEPHANTS), l’autre romance dans le monde du cirque du moment, production nettement plus cossue celle là (38 millions de dollars), et voyant aussi une jolie artiste sous la coulpe d’un directeur de cirque violent tomber amoureuse du nouvel arrivant le tout également dans une période de crise (les Etats Unis de la Grande dépression). Allégorie critique d’un côté, romance de l’autre.
BALADA TRISTE DE TROMPETA a eu l’honneur, bien mérité, d’ouvrir en grande pompe le BIFFF 2011. Eut-il été en compétition qu’un prix aurait certainement récompensé ce qui fait d’ores et déjà figure de point d’orgue dans la carrière d’Alex de la Iglesia. Le jury de Venise où le film était également présenté, en septembre 2010, ne s’y est d’ailleurs pas trompé en décernant au réalisateur, outre le prix du scénario, le Lion d’Argent. BALADA TRISTE DE TROMPETA sort en France le 22 juin 2011.

Cliquez ici pour lire une autre critique de BALADA TRISTE DE TROMPETA

Retrouvez nos chroniques du BIFFF 2011.


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- Article rédigé par : Quentin Mazel

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