Un texte signé Alexandre Lecouffe

Hallucinations Collectives 2017retrospective

Glissements progressifs du plaisir

Alain Robbe-Grillet (décédé en 2008) est connu pour avoir été l’initiateur puis le théoricien du courant littéraire français nommé le « Nouveau Roman » qui regroupait des auteurs tels que Nathalie Sarraute, Claude Simon ou Marguerite Duras. Né dans les années cinquante avec les premiers ouvrages d’Alain Robbe-Grillet (« Les gommes », 1953, « La jalousie », 1957), le Nouveau Roman se construit notamment sur une remise en cause des codes de la fiction traditionnelle avec narrateur, personnages et intrigues clairement définis. Dans son désir de déstructuration du récit et son refus de la psychologie, le Nouveau Roman annonce puis épouse les essais cinématographiques modernistes aux préoccupations similaires comme ceux de Michelangelo Antonioni (L’AVVENTURA, 1960), Jean-Luc Godard (A BOUT DE SOUFFLE, 1959), Chris Marker (LA JETEE, 1962) ou d’Alain Resnais (HIROSHIMA, MON AMOUR, 1958) avec lequel Alain Robbe-Grillet a cosigné L’ANNEE DERNIERE A MARIENBAD (1961), parfaite synthèse de ce double courant littéraire et filmique. Si l’œuvre écrit du « pape du Nouveau Roman » a souvent été décrié (surtout en France), ses films (dix longs-métrages depuis L’IMMORTELLE en 1963 jusqu’à GRADIVA en 2006, en passant par LA BELLE CAPTIVE, 1983) ont généralement fait l’objet d’un mépris poli ou vaguement scandalisé. Il faut dire qu’Alain Robbe-Grillet n’a jamais fait secret de sa nature libertine, de son goût pour les rituels sadomasochistes et que son cinéma, aussi expérimental que ses romans, n’était pas fait pour plaire au plus grand nombre…

Alice, une jeune fille accusée du meurtre de l’amie avec qui elle vivait, est internée dans une institution religieuse. La détenue clame son innocence auprès d’un magistrat qui lui rend visite dans sa cellule ; cependant, ses propos sont incohérents et elle semble plutôt amusée par la situation. Progressivement, Alice révèle un caractère morbide, une attirance pour le sang et une capacité à envoûter les personnes qui la côtoient trop longtemps…Alors que le mystère s’épaissit autour de la jeune fille, son avocate vient lui rendre visite ; cette dernière ressemble trait pour trait à Nora, la jeune femme qu’Alice aurait assassinée…

GLISSEMENTS PROGRESSIFS DU PLAISIR est le sixième long-métrage d’Alain Robbe-Grillet qui y prolonge et y approfondit son univers créé vingt ans auparavant sur un éclatement des codes du récit de fiction et un ressassement de motifs obsessionnels. Le film débute par une série de plans montés cut et sans lien narratif apparent si ce n’est la présence en des lieux et des moments épars de celle qui en sera l’héroïne : Alice, incarnée par la très belle Anicée Alvina (ÂMES PERDUES, chef d’œuvre méconnu de Dino Risi, 1975). La première séquence post-générique est un montage alterné qui semble respecter un début d’intrigue classique pour mieux déstabiliser le spectateur : les deux moments filmés en parallèle (la course d’une voiture de police/ les derniers instants avant le meurtre de Nora) ne respectent pas la chronologie des événements : le policier (interprété par Jean-Louis Trintignant, acteur récurrent des films d’Alain Robbe-Grillet) entre dans l’appartement d’Alice quelques secondes après que le crime a été commis ! Puis sans transition, nous nous retrouvons dans la chambre-cellule de la jeune fille qui est interrogée par un magistrat (Michael Lonsdale, que l’on pouvait voir la même année dans LE FANTÔME DE LA LIBERTE de Luis Buñuel) ; brouillant davantage les repères spatio-temporels, un plan vient figurer l’homme de loi à l’intérieur du cadre de la scène de crime alors que celui-ci est relaté à partir du point de vue et du souvenir d’Alice…La suite du métrage ira dans le sens d’une déconstruction progressive de l’intrigue –policière à la base, des liens entre les personnages et du principe même de réalité…Celle-ci est particulièrement mise en crise par le fait que le « récit » est rapidement pris en charge par Alice, personnage pour le moins fantasque dont nous suivons néanmoins le point de vue entre souvenirs énigmatiques, fantasmes ésotériques et aveux troublants.

C’est à l’intérieur de ce dispositif qui joue sur la porosité entre vérité et mensonge, entre le réel et son simulacre, que se développe un univers mental façonné par le désir érotique. Ce dernier, auréolé d’interdit, se manifeste à travers la convocation par le réalisateur-érotomane des figures tutélaires du Marquis de Sade et de Sacher-Masoch lors de séquences se déroulant dans les cachots souterrains de la prison. Pastichant aussi habilement l’imagerie des romans gothiques, ces scènes fantasmées et ritualisées où de belles et jeunes détenues sont dévêtues, enchaînées, flagellées et (délicatement) torturées par des religieuses libidineuses font partie des moments forts du film. Mais l’érotisme dans GLISSEMENTS PROGRESSIFS DU PLAISIR n’est pas seulement cérébral et il se manifeste également par un recours considérable à des plans de nudité féminine intégrale. Alain Robbe-Grillet filme en effet le corps parfait de son actrice Anicée Alvina (dix-sept ans à l’époque du tournage !) sous toutes les coutures mais en la magnifiant, notamment dans une séquence-clé où, parodiant une « anthropométrie » de l’artiste Yves Klein, la jeune fille recouvre son corps de peinture (le rouge se substitue au bleu) et l’applique sur une surface murale immaculée.

Mais, loin d’être une femme-objet (même de désir), le personnage d’Alice est celui qui organise de façon active ce mystérieux univers certes un peu trop abstrait et hermétique par moments. En effet, le réalisateur fait de son héroïne maléfique attirée par le sexe et le sang sous toutes ses « formes » une sorte de créature subversive tenant à la fois de la vampire et de la sorcière, un être un peu supérieur aspirant à une liberté totale et sans entraves. De manière un peu symbolique, Alice incarne alors le désir en lutte contre la société forcément répressive et représentée tour à tour par le policier, le magistrat, le prêtre, les religieuses. Alice est aussi certainement pour l’auteur une incarnation de l’éternel et insaisissable mystère féminin…Un peu trop théorique sur le fond, GLISSEMENTS PROGRESSIFS DU PLAISIR est une œuvre d’une belle tenue formelle qui révèle un vrai sens du cadrage, de la composition des plans et de l’art du montage (voir notamment la mise en valeur iconique des objets et des motifs récurrents comme le cercle). La photographie de toute beauté permet de mettre en avant le talent de coloriste du réalisateur et l’utilisation du rouge dans le film est esthétiquement remarquable. Conseillons aux détracteurs d’Alain Robbe-Grillet qui ne voient dans ses longs-métrages que d’ennuyeux exercices de style prétexte à déshabiller de jolies femmes soumises de revoir ce sixième essai, plus ludique que le plus léger des films de Jean-Luc Godard et plus érotique que tous ceux de Michelangelo Antonioni réunis !

Sorti quelques mois avant le triomphal EMMANUELLE de Just Jaeckin et son érotisme bon chic bon genre (Alain Robbe-Grillet fera jouer son interprète, Sylvia Kristel, dans son film suivant, le sulfureux LE JEU AVEC LE FEU, 1975), GLISSEMENTS PROGRESSIFS DU PLAISIR sera éreinté par la critique française, attaqué par les féministes pour misogynie aggravée et l’Italie, sur ordre du Vatican, en interdira la distribution.


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- Article rédigé par : Alexandre Lecouffe

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