Un texte signé Philippe Delvaux

Espagne - 1984 - Jess Franco
Interprètes : Alicia Principe, Carmen Carrion, Daniel Katz, Mari Carmen Nieto, Mauro Ribera

retrospective

Historias sexual de O

O se masturbe dans son appartement, épiée par un couple de voisins qui finissent par l’aguicher en faisant l’amour de façon à ce qu’elle les voie à son tour. Ils sympathisent et le couple emmène O sur une île, auprès de certains de leurs amis : la comtesse Wanda et le comte Von Karlstein. Mais quelles sont réellement les intentions des uns et des autres ?

On a cité le nom des personnages, mais ces derniers ne sont pour ainsi dire jamais nommés. Seul le générique leur attribue un patronyme.

Ainsi la comtesse se nomme-t-elle Wanda… référence évidente à l’œuvre de Léopold Von Sacher-Masoch, œuvre régulièrement abordée par Franco, que ce soit par l’intérêt porté à la thématique masochiste ou plus directement par la transposition, assez libre, des écrits de Sacher-Masoch (VENUS IN FURS).

Le comte porte quant à lui le nom de Von Karlstein. Sans doute un relatif de la famille Von Karlstein de LA COMTESSE NOIRE, un Jess Franco de 1974 (connu également sous une tripotée d’autres titres, notamment en fonction du montage) et une référence directe à la comtesse Von Karnstein du Carmilla (1871) de Sheridan Le Fanu, nouvelle fondatrice du genre vampirique.

Le cinéma s’est d’ailleurs régulièrement approprié le nom de Karnstein pour ses histoires de vampire, plus spécifiquement entre 1960 et 1971 lorsque l’adaptation de Le Fanu est à la mode : rappelons-nous de Barbara Steele dans LA SORCIERE SANGLANTE (I LUNGHI CAPELLI DELLA MORTE, Antonio Margheriti, chroniqué dans Sueurs Froides), d’Ingrid Pitt dans THE VAMPIRE LOVERS, Roy Ward Baker), de TWINS OF EVIL avec Peter Cushing, de Carmilla (aka LA CRIPTA E L’INCUBO) avec Christopher Lee, d’ET MOURIR DE PLAISIR de Roger Vadim, avec Mel Ferrer ou encore de LUST FOR A VAMPIRE. On le voit, la lignée des Karnstein cinématographiques est nourrie de noms illustres.

Remarquons que Jess Franco, en absorbant le personnage de Carmilla, en modifie légèrement la graphie : Karlstein remplace Karnstein, et ce à plusieurs reprises : LA COMTESSE NOIRE (1973), mais aussi LA FILLE DE DRACULA (1972, croisement donc de Le Fanu et de Bram Stocker), et un nettement moins connu ¿CUANTO COBRA UN ESPIA? (1984), contemporain de HISTORIAS SEXUAL DE O.

A posteriori, le générique nous resitue donc moins la thématique du film que la paternité de HISTORIAS SEXUAL DE O. Si l’abandon à la sexualité la plus débridée se conjugue à la soumission dans une grande partie de l’œuvre de Franco, il replace ici son travail dans la filiation d’œuvres littéraires fondatrices : Carmilla, qui précède de presque 30 ans le Dracula de Bram Stocker crée l’icône du vampire qui ne cessera de traverser la filmographie de Franco. Et déjà dans Carmilla, on retrouve cette ambiguïté sexuelle teintée de relations saphiques. Sacher-Masoch permet à son tour à Franco de dépasser Pauline Réage et de resituer ce film dans la continuité de ses autres travaux.

Avec HISTORIAS SEXUAL DE O, on entre dans une période moins connue de la filmographie de Jess Franco, celle des années ’80 qui l’ont vu s’éloigner des productions Eurocine ou de celles d’Erwin Dietrich pour rejoindre son Espagne natale. Les cinémas érotique et pornographique, qu’il a contribué à faire éclore dans les années ’70, triomphent alors, notamment par le biais de l’explosion du marché des cassettes vidéo. La représentation de la sexualité se radicalise à grande vitesse et Jess Franco doit suivre le mouvement. Jess avait fui la censure de son homonyme le dictateur Franco, il retrouve une Espagne livrée à la movida qui va lui permettre de travailler plus avant ses obsessions habituelles.

1984 est pour le réalisateur une année de production moyenne … selon les standards tout particulier de Jess Franco: il ne tourne en effet cette année là « que » 9 films (contre 13 l’année précédente !). A un tel rythme, on ne peut guère attendre grand chose des produits finis. Et pourtant, HISTORIAS SEXUAL DE O n’est pas à ranger parmi le rebut francoesque. Bien entendu, il ne faut pas non plus en espérer un chef d’oeuvre. Le tout a probablement dû être tourné en quelques jours avec une équipe réduite et un budget inexistant. En effet, on ne compte que trois décors: les chambres (interchangeables) de O, du couple d’amis et du couple de nobles. La mise en scène est basique, le jeu des acteurs limité et le scénario épais comme un éthiopien anorexique. Grand recycleur dans l’âme, Jess Franco récupère la musique (utilisons le singulier: il n’y a qu’un morceau, utilisé ad nauseam) de ses précédents travaux pour la refourguer toutes les 5 minutes. Jess Franco lui-même n’a aucun problème à reconnaître que son HISTORIAS SEXUAL DE O est un mauvais film.

Par contre, saluons le chef opérateur (s’il y en a eu un !) qui nous aura épargné les zooms intempestifs et mal cadrés auquel Jess Franco nous a si souvent habitués.

Le film n’a absolument aucun rapport avec le roman « Histoire d’O » de Pauline Réage (ni avec l’adaptation qu’en a faite Just Jaeckin en 1975). Comme le réalisateur le reconnaît lui-même: « le titre a été proposé par les producteurs afin d’attirer plus de spectateurs ». Au générique, O cache donc « Odile » (tandis que le prénom complet de l’O de Pauline Réage restera toujours un mystère), ce qui n’a au fond que peu d’importance puisque dans le film, le personnage n’est pour ainsi dire presque jamais nommé. Notons cependant qu’elle arbore une coupe de cheveux qui nous rappelle celle d’EMMANUELLE de Just Jaeckin. On trouve quand même un lien tenu avec Pauline Réage quant on sait que l’actrice titulaire du rôle de O, Alicia Principe, joue cette même année 1984 un petit rôle dans HISTOIRE D’O CHAPITRE II d’Eric Rochat. Producteur exécutif sur HISTOIRE D’O de Just Jaeckin, il produira et réalisera encore au début des années ’90 une mini série de 10 épisodes basée sur le roman de Pauline Réage. Parmi les autres adaptations du roman, on trouve THE STORY OF O: UNTOLD PLEASURES (Phil Leirness, 2002), et FRUITS DE LA PASSION (1979), relativement décevant en dépit de la présence de Klaus Kinski en Sir Stephen et de Shuji Terayama à la réalisation. Enfin, il semblerait qu’un des premiers courts-métrages de Lars Von Trier, MENTHE – LA BIENHEUREUSE, se base aussi sur l’oeuvre de Réage. Pour en savoir plus sur l’auteur d’Histoire d’O, le documentaire ECRIVAIN D’O (Paula Rapaport, 2004) s’impose. Mais tout ceci nous a bien éloigné de Jess Franco.

Pendant quelques années, le réalisateur tournera souvent avec les acteurs que l’on retrouve au générique de ce Historias sexual de O, tel le Mil sexos tiene la noche (1984) où figurent ces cinq mêmes acteurs. Les dix films qui constituent la carrière de Mari Carmen Nieto, tournés entre 1983 et 1986 sont tous dirigés par Jess Franco (ou par sa compagne Lina Romay, ce qui revient in fine au même). Daniel Katz et Carmen Carrion se retrouvent également dans plusieurs Franco de cette époque. Dernièrement, Jess Franco se montrait cependant en interview assez critique envers la prestation de ses acteurs.

La lecture de tout ce qui précède pourrait donc vous décourager de voir ce film. Cependant, nous reprécisons : en dépit de ces nombreux défauts, ce « Jess Franco goes Espagna » se laissera regarder sans déplaisir, en partie sauvée par la plastique du casting féminin et par la générosité de ce dernier à se dénuder à tour de bras.


Votre soif de lecture n'est pas rassasiée ?
Téléchargez les anciens numéros de Sueurs Froides


Inscrivez-vous à la liste de diffusion et accédez au
téléchargement des anciens numéros de Sueurs Froides :
- Une tranche d'histoire du fanzinat français
- 36 numéros de 1994 à 2010
- Près de 1800 films critiqués
Un index est disponible pour chercher un film ou un dossier
CLIQUEZ ICI.

- Article rédigé par : Philippe Delvaux

- Ses films préférés : Marquis, C’est Arrivé Près De Chez Vous, Princesse Mononoke, Sacré Graal, Conan le Barbare

Share via
Copy link