Un texte signé Alexandre Lecouffe

France-Italie - 1975 - Serge Leroy
Interprètes : Mimsy Farmer, Jean-Luc Bideau, Michael Lonsdale, Jean-Pierre Marielle, Philippe Léotard

retrospective

La traque

Issu du journalisme, Serge Leroy (décédé en 1993) se tourne vers le cinéma au début des années soixante-dix et signe une petite dizaine de films jusqu’à la fin des années quatre-vingt. Sa filmographie assez éclectique révèle néanmoins un véritable auteur à la fois influencé par la série B américaine (l’action, l’efficacité) et animé par une forme virulente de critique sociale, à l’instar de son collègue Yves Boisset (L’ATTENTAT, 1972). Les deux cinéastes ont également en commun d’avoir été fréquemment dénigrés par la critique française qui leur reprochait entre autres une complaisance vis-à-vis de la violence et/ou une absence de nuances dans leur discours. Le réalisateur de LA TRAQUE montre en effet dès ce troisième long métrage une prédilection pour des thèmes ayant comme enjeu les diverses formes de violence sociale : celle d’un groupe d’hommes envers une femme dans le film qui nous intéresse ; celle d’un groupe d’enfants envers des adultes dans l’excellent ATENTION LES ENFANTS REGARDENT (1978) ; celle d’un groupe d’auto-défense dans le percutant LEGITIME VIOLENCE (1982) scénarisé par Jean-Patrick Manchette. Après une intéressante mais inégale plongée dans le milieu peu glorieux des médias français (LE QUATRIEME POUVOIR, 1985), Serge Leroy sera plus ou moins contraint d’œuvrer presque exclusivement pour la télévision à partir de la fin des années quatre-vingt, tout comme certains de ses turbulents confrères (Yves Boisset, Alain Jessua, Joël Séria…).

Dans la campagne de la Basse Normandie, près d’Alençon. Philippe Mansart, conseiller municipal dans la région, croise la route d’Helen Wells, une jeune anglaise enseignante à l’université de Caen. Il la dépose dans un hameau où elle envisage de louer une maison pour les week-ends ; sur place, Mansart la présente brièvement aux frères Danville, deux ferrailleurs plutôt égrillards. Les trois hommes rejoignent ensuite dans une ferme un groupe d’amis et s’apprêtent pour une partie de chasse au sanglier ; parmi les participants se trouvent David Sutter, un puissant propriétaire terrien, Rollin, un notable ancien résistant ; un militaire, le capitaine Nimier…Alors que les chasseurs se dispersent, les frères Danville croisent à nouveau Helen et la violent ; de retour sur les lieux peu après afin de récupérer son fusil, un des deux frères est grièvement blessé par balle par la jeune femme qui s’enfuit dans la forêt. La chasse à la femme est lancée…

LA TRAQUE s’inscrit d’emblée dans le courant du réalisme social teinté de noir dans lequel un petit groupe de personnages ordinaires et représentatifs de la société française des années soixante-dix va révéler ses failles, ses ambiguïtés, ses instincts grégaires voire meurtriers (on peut citer des œuvres au vitriol comme DUPONT LAJOIE d’Yves Boisset, 1975, ou LES CHIENS d’Alain Jessua, 1978). Le film de Serge Leroy brosse en effet le portrait, à partir de la séquence du repas avant la chasse, d’une petite bande d’individus à priori plutôt sympathique et renforce cette impression en lui prêtant les traits d’acteurs familiers que l’on associe plutôt à des personnages positifs : Jean-Pierre Marielle (QUE LA FETE COMMENCE de Bertrand Tavernier, 1974) ou Michael Lonsdale (LE FANTOME DE LA LIBERTE de Luis Buñuel, 1974) n’évoquant pas vraiment une idée de menace…Mais par petites touches, le réalisateur va conférer à son groupe et à sa bonhomie de surface un aspect de plus en plus délétère qui se dessinera au détour d’une conversation ou par le biais de sous-entendus. C’est ainsi que l’on comprend rapidement que Mansart (Jean-Luc Bideau, ETAT DE SIEGE de Costa-Gavras, 1972) est sous la férule du puissant Sutter (Michael Lonsdale) mais que ce dernier est contraint de compter sur le silence des frères Danville (Jean-Pierre Marielle et Philippe Léotard, R.A.S. d’Yves Boisset, 1973) qui peuvent le dénoncer au sujet d’une grave affaire…

De manière subtile et en évitant la lourdeur symbolique, Serge Leroy fait de ce groupe un véritable microcosme de la société (française) dans lequel on retrouve les différentes classes (du garde-forestier aux ferrailleurs en passant par le petit et le grand bourgeois, le militaire de carrière, le petit employé) et les règles sociales qui régissent leurs relations. La dimension quasi-allégorique du récit demeure évidente même lorsque LA TRAQUE utilise les codes et les ressorts dramatiques du « thriller » et plus exactement du film de survie (ou « survival », genre dont on considère généralement qu’il naît avec DELIVRANCE de John Boorman en 1971). Le long-métrage se distingue en effet par sa forme, celle d’un film d’action d’où ne sont absents ni le suspense (le groupe, éclaté au départ, se reforme inéluctablement et finit par encercler sa « proie »), ni les revirements de situations au gré des volte-face de certains protagonistes. La sécheresse du récit principal (retrouver puis se débarrasser d’une femme menaçant l’ordre et l’unité du groupe) vise et atteint la pure efficacité et la fluidité générale du montage y contribue également. La gestion de l’espace est elle aussi remarquable, l’immensité des sous-bois et forêts dans lesquels se perd Helen (la magnifique Mimsy Farmer, héroïne de plusieurs giallos dont QUATRE MOUCHES DE VELOURS GRIS de Dario Argento, 1971) se muant progressivement en une série de cadres de plus en plus étroits et hostiles au fur et à mesure que la meute resserre son étau.

Mais si le film fonctionne parfaitement, c’est aussi parce que Serge Leroy refuse les facilités narratives et toute forme de manichéisme : si Helen a tout de la victime pure et innocente, les hommes n’ont rien au départ d’un ramassis de bourreaux sanguinaires (il n’y a que deux salauds ordinaires, les frères Danville, coupables du viol). Le réalisateur tient plutôt à dénoncer la lâcheté, le renoncement ou la compromission qui peut pousser les uns et les autres à obéir à un intérêt commun, même si celui-ci est immoral. Au sein de ce qui se transforme en une organisation clanique, les instincts primaires et les pulsions de mort refont surface et cette description d’un retour à une forme d’état sauvage est bien sûr amplifiée par le fait qu’il se déploie dans un espace naturel, la forêt, que l’on associe fréquemment au berceau de tous les mythes primitifs.

LA TRAQUE réussit donc le quasi-exploit de conjuguer la subtilité d’une œuvre de critique sociale et l’âpreté d’un film d’action de série B auquel il emprunte certains motifs structurels. Dérangeant, provoquant, d’un pessimisme abyssal à l’image de son finale inoubliable, le long-métrage de Serge Leroy n’a malheureusement pas eu de descendance dans le cinéma français ; on en retrouve cependant des traces importantes dans le très radical CALVAIRE de Fabrice Du Welz (2004).


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- Article rédigé par : Alexandre Lecouffe

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