Un texte signé Stéphane Bex

Japon - 1969 - Koji Wakamatsu
Titres alternatifs : Gewalt ! Gewalt : shobo geba-geba
Interprètes : Toshiuki Tanigawa, Eri Ashikawa, Koju Ran

retrospective

La vierge violente

Deux voitures roulent au milieu de dunes grises. Dans la première trois yakuzas et le héros, Hoshi, attaché et les yeux bandés ; dans l’autre des prostituées et une femme, Hanako, attachée et, elle aussi, les yeux bandés. Quand la petite troupe débarque, un rituel érotique et violent se met en place dont le point ultime est une croix érigée au milieu de nulle part.
LA VIERGE VIOLENTE sort en 1969, une des années les plus prolifiques de Wakamatsu puisque l’on y compte pas moins de six films, dont NAKED BULLET et VA VA VIERGE POUR LA DEUXIEME FOIS. Au premier, Wakamatsu emprunte son univers de petites frappes yakuza grotesques dont le seul but est de progresser dans la hiérarchie du clan. Au second, le huis-clos en plein air et l’atmosphère psychédélique. Le genre du film de yakuza dans le premier cas comme celui du pinku eiga dans le second sont encore ici retraduits par la violence nihiliste du réalisateur, devenant alors prétextes à un discours allégorique sur la condition humaine et celle du couple.
Pourtant, LA VIERGE VIOLENTE, malgré ces parallèles, apparaît plutôt comme une oeuvre à part dans la filmographie de Wakamatsu : la visée politique a laissé la place ici à une vision à la fois mystique et farcesque. Wakamatsu, en détournant ironiquement les codes de la religion catholique, s’inscrit dans une forme esthétique bien connue : celle d’un gnosticisme à la fois parodique, et, par sa parodie même, sérieux. Ainsi sa comparaison avec EL TOPO, le western initiatique et mystique de Jodorowsy qui sort un an après, n’est pas sans intérêt. Dans l’oeuvre de Wakamatsu, les voitures ont remplacé les diligences et la croix prend la place du poteau de torture comme les Indiens sauvages sont devenus les yakuza. C’est encore ici et là le même espace désertique dont les distances incommensurables ne sont parcourues que par la balle de fusil ou dans la fuite folle et éperdue. Mais le drame initiatique mis en place par Jodorowsky n’a que peu de place chez Wakamatsu chez lequel toute révélation ne s’effectue que parallèlement à la destruction du contenu révélé. Alors que les cadavres s’empilent chez Jodorowsky, les morts chez Wakamatsu ne font que vider un peu plus le monde de sa substance pour, au terme, ne plus laisser qu’une terre vide et stérile.

LA VIERGE VIOLENTE est encore l’oeuvre de Wakamatsu dans laquelle le souci allégorique apparaît le plus clairement, quand bien même il est présenté sous une forme parodique. Le Boss qui a programmé la torture et la mise à mort des deux amants – la raison de ce châtiment demeure obscure – joue ici le rôle de Dieu tout-puissant régnant sur un monde sans vie dans lequel le héros cherche désespérément une source de vie (le lac). A la manière de certains rituels antiques et carnavalesques, la victime prend ici le rôle et l’autorité du Boss avant d’être sacrifiée ; ce renversement qui semble ajouter à l’opacité intellectuelle du film, en éclaire en réalité la leçon. Tout n’est ici qu’apparences fabriquées par des jeux de croyance et de langage, et renforcées par la violence du pouvoir et de la sexualité. Celui qui était promis comme victime devient au final le bourreau et sacrifie celle qui lui était attachée, par l’intermédiaire d’une troupe de tueurs qui double celle des voyous du début. A la figure de l’aveugle se substitue celle du voyant, rappelé ici ironiquement par une longue-vue qui sert également de mire pour des assassins campant dans le même désert. Quand Hoshi y porte les yeux, il ne peut distinguer que le mamelon d’Hanako qu’il a abandonnée : quelle que soit la distance qui sépare les êtres, la sexualité chez Wakamatsu apparaît comme le lieu qui les relie magiquement et de façon obsessionnelle, mais les rend également aveugles au reste du monde.
Dans le no man’s land du décor, les identités se diluent ; d’une troupe à l’autre (les voyous et les tueurs), les mêmes acteurs réapparaissent, se redoublent. Hanako hésite longtemps sur l’identité de Hoshi : se connaissent-ils ou font-ils semblant ? Hoshi, à qui sont accordés les pouvoirs de son bourreau n’est-il pas en réalité le Boss invisible que tout le monde redoute ? Un plan saisissant offre en raccourci l’image du couple et de l’humanité pour Wakamatsu : à la femme violentée, crucifiée et élevée dans un ciel sans transcendance, répond la forme grossière d’un corps renfermé dans un sac auquel s’adjoint une voix désincorporée qui hante le plan. Entre le royaume des anges tueurs et celui des bêtes honteuses qui portent encore une queue à l’arrière, se trouve le royaume de l’homme, créature incertaine, vivant, comme les mystes ou les aveugles de la caverne platonicienne, au fond d’une grotte mais rêvant de lacs immenses et clairs.

Le grotesque de la démonstration, assénée ici sans volonté didactique, empêche donc qu’on y saisisse directement la portée érotique promise par le titre et le genre du pinku eiga. Si Luc Moullet dans une préface donnée en supplément au film dans la version de Blaq Out, évoque justement un « érotisme des dunes » -, encore faut-il préciser que cet érotisme est largement détruit par la maladresse et la violence des contacts corporels. Le sexe ressemble ici plutôt à un prurit qu’à une extase joyeuse. Seule la violence d’une balle redonnera à l’ensemble la précision et la beauté qui se trouvaient cachés au creux du grotesque. L’apparition de la couleur au moment du retour d’Hoshi vers Hanako, et l’association du rouge de la cordelette qui retient Hanako avec le sang qui s’écoule de ses blessures dit, dans un plan à l’intensité apaisée, que l’érotisme appartient au rêve et qu’il touche celui qui s’arrête dans la contemplation. L’oeil « saigne » alors symboliquement ainsi que la blessure d’Hanako, la vierge violentée et sacrifiée. Ainsi, de même que le poème est, selon la formule de René Char, l’amour réalisé du désir demeuré désir, peut-être un film est-il pour Wakmatsu la mise à mort d’une viriginité demeurée telle jusque dans sa négation exhibée.


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- Article rédigé par : Stéphane Bex

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