Un texte signé Philippe Delvaux

Hongrie - 2006 - György Pálfi
Titres alternatifs : Taxidermia
Interprètes : Csaba Czene, Gergely Trócsányi, Adél Stanczel, Marc Bischoff

review

Taxidermie

Film à sketchs, Taxidermia nous conte trois histoires centrées sur trois générations d’une même famille. La première, située pendant la seconde guerre mondiale, voit Vendel Morosgoványi, simple ordonnance asservie par son sous-officier, déployer des fantasmes sexuels pour le moins étranges. Ensuite, Kálmán Balatony, sa progéniture, trouvera sa voie en incarnant (et le mot trouve ici tout son sens) un « sportif » de haut niveau en bâfrerie alimentaire. Lajoska Balatony, dernière génération de la famille et taxidermiste blafard, cherche à atteindre l’immortalité, quel qu’en soit le prix.
Que dire sans trop en dire ?
Que l’œuvre de György Pálfi, qui signe ici son deuxième film (son premier opus, Hukkle, a bénéficié d’une petite sortie en salle), est sidérante de maîtrise formelle et narrative et de surcroît sémantiquement riche. De plus, l’ensemble est rythmé, drôle et enlevé. Peu de films peuvent se targuer de combiner autant de qualificatifs.
Taxidermia combine plusieurs niveaux de lecture qui se renforcent mutuellement : une première strate l’inscrit dans la lignée d’un David Cronenberg en posant un regard acéré sur la chair. L’Homme est chair et celle-ci, au centre du discours, est de surcroît triturée explicitement par de nombreux effets gores et par un visuel qui n’hésite pas à dénuder le corps. Morosgoványi est un sexe sur pattes, mais un sexe frustré et brutalisé qui développe un voyeurisme et une sexualité de plus en plus déviants. Son fils Kálmán est, quant à lui, tout en estomac. Son père était éjaculation, il sera ingurgitation. Le corps s’engraisse et se distend aux limites du monstrueux. Ses éjaculations se nomment ici vomissures et défécations. Quant au petit-fils, Lajoska, personnage pâlot et malingre qui échoue à trouver un amour terrestre et donc à perpétuer la lignée familiale, il exprime ses névroses par sa profession de taxidermiste. Et gageons que les animaux ne seront pas les seuls à profiter de ses talents d’embaumement. Avec Lajoska, la chair se réduit à une carcasse, un élément décoratif qu’on met en scène. Empli chez Kalman, le corps est évidé chez Lajoska. Outre une réflexion sur la chair, cette trinité familiale illustre donc aussi le cycle naissance, vie et mort. Notons que le troisième sketch résonne en écho avec un débat de société contemporain de l’écriture du film, lorsque l’exposition mi-scientifique, mi-artistique des corps plastinés du Dr Von Hagens a posé question quant aux notions de libre choix, de respect du corps, de finalité sociale… Les dernières minutes du film synthétisent parfaitement le propos de l’ensemble. La boucle est bouclée sur un dernier plan d’un corps mutilé et recousu, dont les points de suture, évitant le nombril (source de la vie), forment presque un point d’interrogation inversé.
Une deuxième strate nous rapproche plus d’un Emir Kusturica. A l’instar d’Underground, d’ailleurs aussi découpé en différentes époques, les personnages de Taxidermia sont de pures allégories de la Hongrie de ces soixante dernières années : l’ouverture illustre la naissance du régime communiste, dans la douleur de la guerre et où l’oppression se fait déjà sentir. Régime qui est ici le résultat de l’accouplement de Morosgoványi avec une carcasse de porc. Le cycle de la naissance est surligné par d’autres éléments de mise en scène : le film s’ouvre sur un personnage émergeant du brouillard, en d’autres termes sortant des limbes : « au début, il n’y avait rien ». Peu après, celui-ci se met à jouer avec le feu d’une chandelle (« et vint la lumière »). Si besoin était, la métaphore procréatrice est encore soulignée lorsque des flammes sortent d’un sexe bandé. Le deuxième cycle continue dans la critique explicite du régime communiste qui, à son apogée, organise des championnats de gloutonnerie. Le culte du corps en vigueur dans les blocs de l’est est ici dévoyé : le corps est gavé. « Panem et circenses », l’adage romain est synthétisé : le pain est le jeu, ce qui fédère tout aussi bien le nationalisme (ou le communisme) de la foule. Pour un régime qui a presque organisé la pénurie en système économique, on apprécie tout particulièrement la charge. Un autre adage est d’ailleurs inversé : ici, on ne mange pas pour vivre mais on vit pour manger. Le communisme inverse les valeurs, il court à la faillite, laquelle est consommée dans le troisième segment où Kálmán est réduit à une masse immobilisée, percluse de graisse, répétant inutilement ses ingestions de nourriture tout en maugréant sur le présent. Le communisme est moribond, figé. La société évolue sans lui. Il est inutile et mauvais. Mais ce qui le remplace ne vaut guère mieux : la société nouvelle, celle de Lajoska, est mortifère. Ses rêves d’immortalité passent par la déprédation corporelle. L’individu ne communique plus, ou bien de manière conflictuelle, et ne trouve donc plus l’âme sœur.
Si on comprend bien que les personnages ne sont en réalité que de pures allégories, on apprécie mieux leur caractère hors norme et le ton délirant du film. Ce sont moins des pantins que des idées.
Car Taxidermia est un gigantesque délire. Les amateurs de Takashi Miike seront aux anges avec, au menu des trois sketchs, violence, sexualité et déviance : éjaculation de flammes, gland picoré par un poulet, tête explosée par une balle, voyeurisme urophile, plans sur des entrailles (animales au début puis humaines à la fin)… Et la liste est loin d’être exhaustive. L’outrance permanente évite ainsi de se sentir réellement choqué par ce spectacle. Et à bien y regarder, le clown est triste, la comédie trash délivre un discours passablement pessimiste.
Loin de simplement pimenter la vision, les scènes de sexe s’insèrent pleinement dans ce côté trash de l’ensemble. Outre les exemples cités ci-dessus, la nudité est plus souvent masculine (et frontale) que féminine, et dans ce dernier cas, elle s’éloigne fortement des canons de beauté classique pour préférer des femmes obèses ou à la laideur physique ou morale exacerbée. Le discours sur la chair justifie ces nudités et l’insertion d’un plan purement pornographique ne dénote pas dans l’ensemble. Ce dernier plan s’inscrit à ce titre dans un courant du cinéma contemporain qui de l’Europe (Breillat, Von Trier et bien d’autres) à l’Asie (Tsai Ming-Liang) et jusqu’aux Etats-Unis (Larry Clark) n’hésite plus à filmer explicitement le sexe lorsque cela se justifie narrativement. Le trash se mâtine de poésie lorsque le réalisateur aborde un fantasme pédophile prudemment (et pertinemment) attribué à un Morosgoványi aliéné. La séquence est confinée à une vision onirique où la petite marchande aux allumettes du conte (tout se tient, on retrouve la flamme) masturbe notre protagoniste et, envoyant son sperme dans le ciel nocturne, en fait naître de nouvelles étoiles.
György Pálfi a l’immense mérite de ne pas nous assommer par un pensum indigeste. Discourir de l’Homme ou de la société, oui, mais de manière distrayante. Et pour cela, rien n’est trop gros : la seconde séquence revient finalement à l’extension extrême du sketch de l’obèse au restaurant du SENS DE LA VIE. Se confronter au Monty Python, reprendre les motifs de l’obésité et des vomissures sur la longueur d’un tiers du métrage, tout en conservant la drôlerie mais en la renforçant d’un sous-texte puissant et charpenté (soit ce qui manquait sans doute au Slaughtered vomit dolls chroniqué dans Sueurs Froide n°31)… chapeau. Si on reste dans le champ des références cinématographiques, on pourra citer le climax du 3e acte, qui réfère, en le renouvelant à l’Anthropophagus de Joe d’Amato. L’attirail du taxidermiste renvoie également aux casques-pièges de Saw, mais pour distrayant que puisse être ce dernier, il n’en reste pas moins vide de contenu, contrairement à notre bombe hongroise. Finalement, l’aliénation de Lajoska, qui envahit son espace et ses outils de travail nous promène plus du côté de Dead Ringers, ce qui nous ramène à nouveau à Cronenberg. Dans la première séquence, les scènes de sexe avec des morceaux de viande de porc évoquent éventuellement le passage marquant de Léolo (Jean-Claude Lauzon, 1992) lorsque l’enfant découvrait sa sexualité… Avec un steak. Les amours porcines se retrouvent également dans une autre œuvre récente marquante : Calvaire de Fabrice du Weilz, lequel a sans nul doute vu le mètre étalon du genre : Vase de noce (1974, Thierry Zéno). Dans tous ces exemples, on constate qu’une même misère sexuelle illustre des discours bien différents.
Pour rester au chapitre des emprunts, mais au niveau formel cette fois, on retrouve aussi les mouvements de caméra ovoïdes du combat final d’Azumi… Transcendés ici par leur référence au cycle du temps. On mentionne d’ailleurs l’extrême maîtrise de la photographie et du mouvement de la caméra. De l’ensemble ressortent deux qualificatifs : pertinent et cohérent. Les effets spéciaux ne sont pas en reste et, outre le gore traditionnel, jouent des costumes et maquillages ou d’effets optiques comme lorsque Lajoska côtoie des chats géants, ce qui n’est pas sans rappeler l’esthétique de Jean-Pierre Jeunet ou plus précisément du Michel Gondry d’Eternal sunshine of a spotless mind, lequel revient à nouveau à notre esprit dans la séquence de la marchande aux allumettes.
Sans doute le film le plus barré de ces dernières années et certainement un chef-d’œuvre. A voir de toute urgence ! György Pálfi, retenez bien ce nom : « a star is born », et vous savez maintenant comment naissent les étoiles.


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- Article rédigé par : Philippe Delvaux

- Ses films préférés : Marquis, C’est Arrivé Près De Chez Vous, Princesse Mononoke, Sacré Graal, Conan le Barbare


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