Un texte signé Philippe Delvaux

France – Belgique - 2012 - Lucas Belvaux
Interprètes : Yvan Attal, Sophie Quinton

Dossierreview

38 témoins

Louise revient de voyage pour retrouver Pierre, son compagnon, choqué par un meurtre qui s’est déroulé en face de leur immeuble. Personne parmi leurs voisins ne semble avoir été le témoin de ce crime, mais un malaise plane sur le quartier. Encore plus mutique qu’à l’accoutumée, Pierre semble bizarre à Louise, de même d’ailleurs que l’ensemble des voisins. Un soir, n’en pouvant plus, Pierre confie à Louise endormie avoir vu quelque chose cette nuit là.

38 témoins ne ressort en rien au cinéma de genre. On n’y voit pas le crime, pas plus qu’on ne s’attarde à la recherche du coupable. Ce sont là des éléments annexes qui ne servent que de déclencheur et de support à la question morale au cœur de l’œuvre. Car c’est bien d’un cinéma moral dont il s’agit ici. Et si nous disons bien « moral » et non « moraliste », c’est que la nuance prend ici toute son importance. Lucas Belvaux ne condamne pas les uns ou les autres, pas plus qu’il ne nous assène de leçon via une ligne de conduite univoque dans laquelle auraient pu s’engouffrer tant de ses confrères. Non, il se pose des questions sur l’humanité et nous interroge à son propos : aurions nous agi différemment ? Et dans le cas contraire, aurions-nous pu composer avec notre conscience ?

Le titre annonce la couleur, et la mise en place amène suffisamment bien les choses pour que le spectateur comprenne rapidement que nombreux sont ceux qui ont vu le meurtre sans qu’aucun n’ait levé le petit doigt pour téléphoner à la police. L’apathie, l’indifférence, l’impossible effort pour secourir notre prochain semblent être notre lot commun. Et ce constat se place en porte-à-faux complet avec les valeurs sociales qui nous sont pourtant inculquées, et qui se retrouvent sanctionnées légalement par l’obligatoire assistance à personnes en danger. Ces valeurs, commune à l’humanité entière, fondent la vie en société. Leur transgression nous coupe-t-elle dès lors de nos contemporains ? Sans nul doute, et Lucas Belvaux filme le purgatoire de ceux qui se terrent, cachant leur lâcheté du mieux qu’ils le peuvent pour ne pas basculer en enfer.

Seul un protagoniste saura trouver le courage de se dénoncer à la police, ce courage qui lui avait fait défaut lors du crime. Poussé par sa conscience et par la souffrance de l’état où il se trouve désormais, conscient de la gravité d’un acte – ou plutôt d’un manquement – qui le sépare des autres et de sa compagne, il désire retrouver son humanité perdue par le jugement et l’opprobre éventuel, s’entendre dire s’il peut-être absous ou par quelle pénitence passer pour réintégrer la société.

Lucas Belvaux pose nombre de questions annexes : à la vindicte de voisins veules s’ajoute bien vite le désintérêt du procureur, pourtant incarnation de la Justice. Voici que se confrontent à l’exigence de justice d’un homme, la raison d’état et le pragmatisme qui voient la justice céder à l’opportunité sociale. Le discours du procureur fera mouche auprès de la police, mais se heurtera, après l’avoir cependant ébranlée, à une journaliste tenace dans ses investigations.

La force du film tient aux personnages dont chacun est filmé dans sa vérité propre par le réalisateur. Même si on suit un couple dans sa descente aux enfers, on n’en comprend pas moins, sans cependant nécessairement les approuver, les arguments des autres personnages : policiers, procureur, journaliste, compagne. L’abstention coupable initiale est et restera mystérieuse, ce sont ses conséquences qui sont ici étudiées, avec acuité. Cette descente aux enfers d’un personnage partiellement fautif, cette multiplicité des points de vue, pas de doutes, on retrouve bien ici le réalisateur de RAPT d’une part et de la trilogie CAVALE – APRÈS LA VIE – UN COUPLE ÉPATANT DE L’AUTRE.

Cinéma passionnant, jouant non pas sur l’austérité, mais bien sur l’intériorité de ses personnages, la réussite de 38 TÉMOINS repose bien entendu sur le traitement du thème, mais est soutenue par une mise en scène au diapason, jouissant d’une photographie superbe qui fait honneur au Havre où se situe l’action. La ville et son port y sont d’ailleurs traités comme des entités presque vides, désertées, laissant nos personnages seuls avec eux-mêmes.

Lucas Belvaux donne en outre l’espace de jeu nécessaire aux acteurs pour exprimer les doutes, angoisses et souffrances de leur personnage. Notons à cet égard l’implication d’Yvan Attal, attaché très tôt au projet et qui était déjà au cœur de RAPT.

S’il fallait cependant pointer une réserve, nous la situerons dans l’origine littéraire du matériau : adapté d’« Est-ce ainsi que les femmes meurent ? » de Didier Decoin, publié aux éditions Grasset, 38 TÉMOINS souffre de quelques dialogues trahissant un peu trop leur origine romanesque. Mais c’est finalement bien peu dans la globalité de l’œuvre.

Dans un ensemble tout en retenue, on retiendra le final glaçant de la reconstitution, élément tellement rarement filmé et ici au cœur même des enjeux, ramenant douloureusement chacun à sa culpabilité, ce qui ne sera d’ailleurs pas sans conséquences sur la relation d’un couple pourtant auparavant soudé dans l’épreuve. Une dernière image achève le tableau par ces éboueurs emportant les bouquets commémoratifs, tentative tellement veine des témoins de racheter à vil prix leur lâcheté.

Pour l’anecdote, un autre film franco-belge traitant des noirceurs criminelles incompréhensibles est sorti en salle à peu près en même temps que 38 TÉMOINS : AIMER À PERDRE LA RAISON de cet autre grand questionneur de l’humain qu’est Joachim Lafosse. Deux films à voir en parallèle sans doute.

38 TÉMOINS est un antidote parfait à la vacuité qui gangrène tant de films contemporains. Un film nécessaire.


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- Article rédigé par : Philippe Delvaux

- Ses films préférés : Marquis, C’est Arrivé Près De Chez Vous, Princesse Mononoke, Sacré Graal, Conan le Barbare


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