Un texte signé Mazel Quentin

Russe - 2014 - Alexei Guerman
Titres alternatifs : Hard to be a God
Interprètes : Leonid Yarmolnik, Evgeniy Gerchakoy,

actu-cineDossierL'étrange Festival 2014Offscreen 2015

Il est difficile d’être un dieu

Programmé hors de la compétition lors de la 20ème édition de L’Étrange Festival et à Offscreen 2015, IL EST DIFFICILE D’ÊTRE UN DIEU est probablement le chef-d’œuvre de l’année 2014.
Adapté du roman de science-fiction soviétique des frères Arcadi et Boris Strougatski, IL EST DIFFICLE D’ÊTRE UN DIEU raconte l’histoire de Don Roumata, un terrien venu étudier une société « moyenâgeuse » sur la planète Arkanar. Venu simplement observer, son implication doit rester la plus limitée possible, il lui est ainsi strictement interdit de tuer. Le monde dans lequel il est intégré incognito sous la couverture d’un bourgeois étant en proie à la violence et la tyrannie, la posture d’observateur est alors bien compliquée à tenir pour lui.
Publié en 1963, c’est-à-dire au cours de la période Brejnev, le livre a rencontré plusieurs problèmes avec le komsomol et fut édité de manière semi-clandestine. À l’image de Pique-nique au bord du chemin, ces difficultés ont conféré au roman une sulfureuse réputation de critique de la politique communiste. Pourtant, le roman n’est pas explicite sur ce point et a plutôt tendance à défendre l’idéal socialiste. La représentation de l’histoire, éloignée de l’orthodoxie marxiste, est probablement l’une des raisons principales des complications éditoriales, bien plus que celle souvent évoquée d’une critique « cachée » du régime soviétique.
À la différence d’un livre comme 1984 de George Orwell, l’intérêt du roman ne réside pas dans une dystopie dépeinte par les frères Strougastki. Si le roman aborde le thème de la violence d’une société persécutant les intellectuels et artistes, les racines de la problématique de l’ouvrage se trouvent dans les dilemmes que soulève la position du personnage principal. Un scientifique ne devant pas intervenir dans le cours de l’histoire, il doit se contenter d’observer et de retranscrire, ce que Don Roumata est incapable d’accepter.
Le film réalisé par Alexei Guerman prend quelques libertés par rapport à l’œuvre d’origine, ce qui n’est pas pour déplaire, puisque celles-ci permettent d’insister sur d’autres thèmes, mais également de rendre visuelles certaines idées littéraires. Pour commencer, le film réalisé met l’intrigue du roman de côté et se sert principalement des images et des sons pour nous faire ressentir les questionnements de son personnage. Quelques dialogues indiqueront aux spectateurs l’évolution de la personnalité de Don Roumata, mais bien peu d’informations sont données au cours du film pour comprendre les enjeux du personnage principale.
Le « bonheur » peut-il s’imposer ? Est-il le même pour tout le monde ? Bref, des questionnements simples, mais qui, au fil de l’œuvre, se déplient pour construire une réflexion sur l’interventionnisme et l’idée de « cours de l’histoire ». La séquence où Don Roumata libère un esclave est particulièrement évocatrice.
Des thèmes très contemporains qui rappellent ceux que l’on retrouve en politique étrangère et dans d’autres domaines tels que l’anthropologie. Le superbe oxymore de « l’observation participante » en est une bonne illustration. C’est d’ailleurs cet oxymore qui caractérise le mieux la position de la caméra dans le film. Suivant différents personnages, chahutée par d’autres, elle n’est ni un acteur ni un objet absent de la diégèse, celle-ci se positionne dans une sorte d’entre-deux. Observée et interpellée, elle est au cœur des situations quand elle ne s’en éloigne pas légèrement pour parcourir cet univers à l’image d’une fresque.
C’est en somme la question de l’altérité que le film tente de poser. Quelle position doit adopter un observateur étranger concernant une situation qui lui est étrangère ? Comment peut-il juger ce qu’il voit ? Si certaines valeurs, comme la « liberté », semblent « universelles », ce caractère entraîne bien souvent une attitude paternaliste et l’ingérence n’est alors jamais loin. Une intervention extérieure est en effet souvent légitimée par le sentiment de supériorité morale, comme en témoignent l’évangélisation ou la colonisation.
Tous les bons sentiments du monde n’empêchent souvent pas les populations qui « reçoivent » cette contrainte extérieure de l’interpréter comme une menace, voire comme une invasion. « L’enfer est pavé de bonnes intentions », dit le proverbe. Mais la passivité et l’inaction n’est-elle pas une forme de participation ?
Tourné en noir et blanc, une habitude du réalisateur, la mise en scène tarkovskienne confère au film une froideur glaciale qui se prête parfaitement aux propos. La lenteur de la narration, les plans longs très stylisés par de méticuleux mouvements de caméra donnent au film une ambiance mystique, voire ésotérique proprement fascinante. Ces plans très longs, sont l’une des prouesses techniques de ce film magistral.
Treize années de travail auront été nécessaires au réalisateur russe pour accoucher de ce film. Alexei Guerman confirme donc sa réputation de travailler très lentement (il avait ainsi précédemment pris huit ans pour terminer KHROUSTALIOV, MA VOITURE !). Malheureusement décédé le 21 février 2013 à Saint-Pétersbourg, il n’a jamais eu l’occasion de voir de ses yeux cet ultime film. Le montage final fut en effet achevé par son fils, suivant scrupuleusement, selon ses dires, les volontés de son père.
Le réalisateur connu et reconnu dans le monde pour son travail n’a pourtant jamais réussi à toucher un public large. Espérons que ce film testamentaire changera le cours de l’histoire…
Ce qui résiste à être formulé par des mots est souvent, dans un film, ce qui est le plus important. Le chef-d’œuvre d’Alexei Guerman fait partie de ces films où la beauté ne s’exprime pas par un discours explicatif. IL EST DIFFICILE D’ÊTRE UN DIEU est une œuvre insaisissable et passionnante qui mérite sans honte une place dans un panthéon entouré de STALKER, 2001 : L’ODYSSÉE DE L’ESPACE et de SOLARIS.

Retrouvez nos chroniques de l’Etrange Festival 2014

Retrouvez nos chroniques d’Offscreen 2015


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- Article rédigé par : Mazel Quentin

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