Un texte signé Mazel Quentin

Italie - 1962 - Gualtiero Jacopetti, Paolo Cavara, Franco Prosperi
Interprètes : Stefano Sibaldi (narrateur)

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Mondo Cane

C’est dans le cadre de la carte blanche offerte à Jacques Audiard lors de L’Étrange Festival 2014 que fut projeté l’un des films les plus marquants des années 60, MONDO CANE. Un choix de projection qui nous réjouit donc particulièrement. En 2019, MONDO CANE aura été reprogrammé par Offscreen lors d’une riche thématique consacrée aux mondos et à la représentation de la mort à l’écran.
Gualtiero Jacopetti, le documentariste italien à l’origine du projet, envisage de tourner un film composé d’un ensemble de petits documentaires sur les diverses pratiques culturelles dans le monde. Avec Paolo Cavara (LA TARENTULE AU VENTRE NOIR) et Franco Prosperi, deux réalisateurs issus de la fiction, il tourne pendant cinq ans des scènes étranges et incongrues issues des quatre coins du globe. Constituant une sorte de compilation, le film propose un parallèle entre notre société occidentale et des sociétés extra-occidentales « exotiques » autour des thèmes de la violence, de la sexualité et des croyances religieuses.
Pour commencer, MONDO CANE n’est pas un documentaire à proprement parler, MONDO CANE est un film forain souvent racoleur. Mais quel film forain ! Une œuvre percutante, au montage astucieux, qui a marqué son époque et donné naissance à un nouveau genre cinématographique : le Mondo. Celui-ci a inspiré de nombreux films tels que FACES OF DEATH, MONDO TOPLESS, THE LAST SAVAGE ou encore SHOCKING AFRICA.
MONDO CANE, qui pourrait se traduire de l’italien par « monde de chien » ou « putain de monde », est un film bien étrange dont il est toujours de bon ton de critiquer le côté moralisateur, racoleur et falsificateur.
Le film est la somme de petits reportages mis côte à côte permettant de construire une narration générale soutenue par une voix off au ton monotone, mais au verbe sarcastique, voire dénonciateur. Si le film se propose de dresser le portrait d’un monde où la « sauvagerie » est partout et sous des formes très variées, on ne peut s’empêcher de penser que derrière cet exposé dénonciateur, « la vérité qui dérange », se cache un plaisir voyeur.

Avant de nous lancer dans le film, il convient de souligner le travail du remarquable Riz Ortolani qui a composé la bande-son, dont le thème principal est Ti guarderò nel cuore. Le morceau fut renommé plus tard More, après l’ajout de paroles, et fut repris par de nombreux artistes tels que Frank Sinatra. La chanson fut par ailleurs nominée pour l’oscar de la meilleure chanson originale. Notons que le compositeur italien a également écrit la célèbre bande originale de CANNIBAL HOLOCAUST de Ruggero Deodato et que plus récemment, il est à l’origine d’une piste sur le film DRIVE de Nicolas Winding Refn. Un grand nom de la musique de film décédé en janvier 2014.

Revenons à MONDO CANE. Sorti en salle en 1962, le film est resté marquant grâce à ses nombreuses séquences devenues célèbres, laissant des souvenirs impérissables dans la mémoire des spectateurs. Alternant chocs visuels et dépaysement, les cinéastes font preuve d’un véritable savoir-faire concernant le montage en procédant systématiquement à des parallèles et des ruptures de ton.
Si la partie du film consacrée aux traitements des animaux est probablement l’une des plus évocatrices, l’exposition du culte du cargo est souvent perçue comme la plus étrange et la plus fascinante du film.
Ces rites présents en Mélanésie, particulièrement pratiqués sur l’Île Tanna dans l’Archipel du Vanuatu, sont d’une rare originalité et leurs interprétations sont encore sujettes à controverse dans le milieu de l’anthropologie. Ces cultes du cargo (plusieurs formes ont en effet été observées) naissent à la fin du 19ème et milieu du 20ème siècle. Ils consistent principalement en la construction de moyens de communication factices, de pistes d’atterrissage ou d’avion par les populations qui espèrent par ce moyen obtenir des vivres. Ces croyances, issues des contacts avec les Européens, ont tantôt été décrites comme des formes de « messianisme raté » fondées sur un amalgame entre les moyens et les fins, tantôt comme des appropriations culturelles permettant de combler symboliquement des déséquilibres internes aux groupes mélanésiens. La disparition de Big Men dans certains villages est parfois évoquée comme un début d’explication.
Bref, si nous quittons les préoccupations interprétatives, ces pratiques culturelles et religieuses offrent un cadre parfait pour faire rêver le spectateur avec de superbes images.
C’est cependant grâce à ce point que l’on peut comprendre pourquoi MONDO CANE n’est pas un documentaire. Les images nourrissent avant tout un propos et le narrateur, loin de chercher à expliquer ou à rendre compréhensible une pratique humaine, souhaite au contraire « l’exoticiser ». Cette démarche est intéressante, mais il ne faut pas s’y tromper, le film n’explique pas, il illustre. Ainsi, MONDO CANE est plus proche d’un film tel que LA RABIA de Pier Paolo Pasolini que DES (LES) MAÎTRES FOUS de Jean Rouch.

La séquence « dédiée » à Yves Klein est également très intéressante. Filmée lors d’une performance, cette scène a suscité de nombreux débats et critiques. Écrite par le plasticien pour traduire ses propositions artistiques, la séquence devait originellement durer vingt minutes, mais n’en compte finalement que cinq dans le montage final. La mise en scène, la musique et le propos de l’artiste furent de ce fait modifiés.
Construite comme une caricature de l’élitisme et de l’inintelligibilité de l’art contemporain, la nouvelle scène met en avant les liens entre l’art et l’argent, exposant son caractère futile et sexuel. Les réalisateurs mobilisent ainsi les arguments habituels du rejet de l’art contemporain comme étant improductif, incompréhensible et coûteux.
Le milieu artistique n’a bien évidemment pas apprécié et les réactions des personnes issues de ce monde ont également souvent fait appel aux topos habituels permettant d’établir l’« incriticabilité » de ses propositions.
L’art contemporain se construisant comme une démarche, une recherche sur la notion même de l’art, les critiques qu’elle suscite sont souvent assimilées dans la bouche de ses défenseurs à un refus de « réflexion » et de « modernité » ; les quolibets à consonance politique ne se font alors jamais bien attendre.

La dépression ainsi que la première crise cardiaque du plasticien, présent dans la salle lors de la projection au festival de Cannes, furent par exemple attribuées à cette séquence. Cette dernière fut à l’origine de nombreux déboires juridiques, entrepris par Yves Klein puis par sa femme après sa mort, pour récupérer une copie de la séquence filmée afin de pouvoir remonter celle-ci telle que l’artiste l’avait écrite.

La séquence où l’on aperçoit Yves Klein peindre comme un chef d’orchestre dirige, est proprement passionnante, autant dans sa forme que dans son détournement ou encore dans les réactions qu’elle a suscitées.
Si l’ambition de vouloir choquer le public ne laisse que peu de doutes, le film n’en reste pas moins savoureux. MONDO CANE propose davantage de remettre en question nos propres pratiques occidentales que de discréditer celles des autres.
Le film confère ainsi à toutes les activités humaines, sans distinction, un caractère étrange, voire exotique. On accordera tout de même au lecteur que le vocabulaire et la rhétorique du narrateur ne sont pas toujours de « bon goût ». Nous pensons particulièrement à la diatribe sur le comportement supposé « des chinois », ou à l’imaginaire évolutionniste de certaines séquences. Rappelons cependant, que le film est sorti en 1962, c’est-à-dire deux après l’abolition de la ségrégation raciale aux États-Unis et cinq ans avant la décision de la cours suprême américaine de rendre anticonstitutionnelles les lois interdisant en Virginie le mariage entre personnes de couleurs différentes. Le contexte a son importance.

MONDO CANE est parfois grossier, souvent racoleur, voire même cynique, mais il recèle de nombreuses propositions pertinentes. Il « raille » ainsi autant les catholiques que les pratiques africaines et asiatiques, les artistes européens et les « cultes » d’Océanie. MONDO CANE a, nous semble-t-il, plus tendance à vouloir balayer devant sa porte que devant celles des autres et c’est ce qui le rend si sympathique.

On s’étonne alors d’entendre parfois les détracteurs de ce film parler de « sauvagerie » ou de « peuples primitifs », promouvant l’imagerie du « bon sauvage » alors qu’ils rejettent le métrage pour des raisons morales et éthiques. Le film, quant à lui, ne fait pas tant de distinctions que cela et l’on s’étonne quelquefois de trouver un point de vue relativiste sous le masque nihiliste du narrateur. Ne le nions pas, MONDO CANE est un film ambigu, mais c’est cette ambigüité qui le rend en grande partie passionnant. L’œuvre de Gualtiero Jacopetti et de ses deux acolytes raconte donc beaucoup plus de choses que ce que l’on pourrait croire.

Retrouvez nos chroniques de l’Etrange Festival 2014


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- Article rédigé par : Mazel Quentin

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