Un texte signé Jérôme Pottier

Espagne - 1972 - Robert Mulligan
Titres alternatifs : The Other
Interprètes : Chris Udvarnoky, Martin Udvarnoky, Ute Hagen, Diane Muldaur, Norma Connoly

retrospective

L’Autre

Les enfants maléfiques ont fait naître un certain nombre de films au cinéma. Maudits, possédés, hantés, les enfants dont il est question incarnent souvent des monstres sous l’aspect de l’innocence, soulignant notre incompréhension face aux plus inattendues facettes du Mal. Dans L’AUTRE de Robert Mulligan, on effleure en permanence le fantastique, sauf que la faute ne provient pas d’un démon qui aurait choisi sa victime ou d’un être destiné à la destruction, mais de l’intérieur.

Au milieu des années 1930, dans le Sud des États-Unis, les jumeaux Niles et Holland, 11 ans, grandissent dans une ferme avec leur mère et grand-mère, leur père étant décédé en tombant dans les escaliers de la grange dans des circonstances mystérieuses. Quelques temps plus tard, leur cousin Russell meurt empalé sur une fourche, et leur voisine acariâtre est retrouvée morte chez elle.

Le film se déroule dans un cadre bucolique, une ferme dans la campagne américaine animée par ses nombreux habitants. Une musique doucereuse ouvre le film et un environnement vivant se met en place : on suit les courses et les jeux des enfants, la voix autoritaire de Winnie qui s’occupe de la maison, les allers et venues des cousins, des oncles et tantes. Mais quelques grains de sable sont semés çà et là, créant une sensation inquiétante.

Un jeu de domination se manifeste d’emblée entre les deux jumeaux : Niles se cache à l’arrivée de son frère, qui apparaît un pistolet factice dans la main. Tout au long du récit, Holland le pousse à faire des bêtises, sans importance d’abord, puis aux conséquences funestes.
Au début du film, la grande sœur des jumeaux, Torrie, est enceinte. La première fois qu’on la voit, elle est assise dans la cuisine avec son mari, s’informant sur les avancées du « Procès du Siècle », celui de Bruno Hauptmann, jugé pour l’enlèvement et le meurtre du bébé de l’aviateur Charles Lindbergh. Cette affaire bien réelle est évoquée à plusieurs reprises dans le film, dans les portraits que Niles fait du présumé coupable, ou dans une scène où les jumeaux découvrent le corps d’un bébé bicéphale plongé dans un bocal. Mulligan prépare ainsi le terrain de la tragédie qui sera le point culminant du délire d’un enfant, et laisse des indices sur plusieurs niveaux de compréhension.

Visuellement, Robert Mulligan choisit des teintes très pastel, voire ternes, touchant presque au monochrome par instant, comme dans les vieilles photographies aux couleurs délavées. Les scènes du début sont assez découpées, laissant place à un rythme plus lent. Ainsi, on peut reconnaître comme qualité principale du film de ne pas user d’effets tape-à-l’œil et virtuoses mais de faire confiance à son récit et à la force du montage, pour peu que le spectateur soit disposé à se faire un peu manipuler. On comprend néanmoins assez vite où Mulligan veut en venir et ce n’est pas un défaut car, après un premier twist, la seconde partie du film scrute l’angoissante situation dans laquelle est plongée Niles. En étant un peu observateur, le spectateur décèle les ficelles dont use le réalisateur, qui ne se cache pas, s’offrant même le luxe d’une mise en abyme dans laquelle, au cours d’un spectacle de magie, Niles démasque le truc d’un prestidigitateur.

Le film mérite une deuxième vision car comme tous les films à twist, on perçoit différemment les astuces du réalisateur. Un film fonctionne, en effet, sur un processus d’identification du spectateur aux personnages et au récit. Dans L’AUTRE, le spectateur se demande au final en compagnie de quel personnage il a assisté aux événements qui se sont déroulés, ce qui contribue au malaise. Car la subtilité du film tient dans la figuration complexe du personnage de Niles. Malgré son visage angélique, il n’est jamais totalement rassurant, malgré les horreurs qui s’abattent sur la ferme, il n’est jamais totalement détestable. Le jeune comédien, Chris Udvarnoky, dont ce fut le seul rôle, incarne son personnage avec une fragilité à la fois touchante et perturbante.

Mulligan plonge le spectateur dans l’univers enfantin de Niles. À travers diverses références aux contes, à travers des éléments apparemment dotés de facultés magiques ou d’une portée symbolique – une bague, un faucon pèlerin, un jeu de rôle – le réalisateur joue sur notre désir d’être emporté dans l’imaginaire. Ainsi, au gré des révélations, tout comme Niles se heurte à l’effondrement du monde l’enfance, le spectateur fait face à la déception de ses attentes.

Mulligan met ainsi en scène un monde où les adultes sont absolument défaillants. Winnie ne cesse de houspiller les garçons, la mère des jumeaux est une malade vaporeuse et absente, Angelini, l’aide de la ferme, s’oublie dans l’alcool, et tous ignorent les enfants. La plus coupable de tous est la plus impliquée auprès de Niles et Holland. En effet, Ada, la grand-mère des deux enfants, leur enseigne un jeu d’identification dangereux, plongeant ses participants dans un monde de mensonges, les enfonçant dans une confusion mentale irréversible. Dans une scène clé glaçante, par l’intermédiaire de ce jeu et croyant bien faire, Ada oblige Niles à s’imaginer être mort et enterré à la place d’un autre. Les conséquences sont immédiates : dans la scène suivante, « l’autre » est éveillé par un baiser, comme dans un conte, puis disparaît physiquement ne faisant qu’un, désormais, avec Niles.

Le film de Mulligan constate l’incapacité des personnages adultes à protéger un enfant plongeant dans une suite d’événements traumatiques, et illustre parfaitement l’expression : « L’enfer est pavé de bonnes intentions. »


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- Article rédigé par : Jérôme Pottier

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