Un texte signé Charlotte Dawance-Conort

USA - 2023 - Phil Tippett
Interprètes : Alex Cox, Niketa Roman

review

Mad God – Le film fou de Phil Tippett

Comment expliquer ce qu’est Mad God ? Commençons par rappeler qui est Phil Tippett. C’est l’homme derrière – entre autres – les effets visuels de la première trilogie de Star Wars, de Jurassic Park et de Starship Troopers. Autant dire que l’homme est une légende dans son domaine et qu’il est à l’origine d’un nombre important de références de la culture populaire de ces 40 dernières années. À côté de ces travaux pour des cinéastes prestigieux, un dessein s’est formé dans son esprit, un projet à la conception tortueuse, hors des circuits de production classique, une idée qui s’est développée avec lenteur pendant 30 ans : Mad God.

Un assassin vêtu comme un poilu de la Grande Guerre, muni d’un casque et d’un masque à gaz, descend dans les entrailles de la terre à l’intérieur d’une capsule puis traverse des mondes monstrueux, emplis de douleur et de violence, pour une mission destructrice.

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DÉPEUPLER LES BEAUX JOURS

Il ne faut pas s’attendre à un récit cohérent, le film de Tippett est davantage une expérimentation visuelle, à prendre comme une errance dans la galerie des rêves et cauchemars du créateur. Il faut s’accrocher, le métrage est exigeant, requiert des efforts et de la ténacité au spectateur, et imprime des images difficiles à oublier. Ce qui est clair c’est que le cerveau de Phil Tippett est tourmenté. Mad God est une expérience éprouvante, jamais franchement agréable mais fascinante pour qui accepte de se laisser embarquer dans les méninges du réalisateur.

Les images sont saturées d’éléments, si nombreux qu’il faut y revenir encore et encore pour les distinguer tous. Des formes, des visions, évoquent les oeuvres de Bosch, de Brueghel l’Ancien, que Tippett mentionne dans ses interviews, mais également de Dante, de Milton, et de la Bible, dont une longue citation ouvre le film. Ce dernier justement regarde vers des oeuvres apocalyptiques, mais lui-même expose un univers au-delà de l’Apocalypse. Car dans Mad God, il n’y a rien d’autre que cette vision obscène et terrifiante de l’enfer. Pas d’alternative, pas de salut. Le soldat détient une carte pour circuler dans ce monde, et cette carte s’effrite au fur et à mesure qu’il s’y enfonce. Il n’y a aucun espoir de retour à la surface.

Il y a énormément de films à l’intérieur de Mad God. Mad God est un ventre qui a ingurgité les terreurs du 20è siècle et rend tripes et boyaux à la figure du spectateur. On y trouve donc une quantité indénombrable de références, parfois des créations auxquelles Tippett lui-même a participé, comme Willow, invoqué à travers un personnage de sorcier qui transporte un bébé pour le sacrifier. On croise des réminiscences d’Alien, de Metropolis, de Blade Runner, de Mad Max, de Nosferatu, de La Guerre des Mondes, de La Belle et La Bête (celui de Cocteau) et du travail des grands animateurs que sont Švankmajer, Zeman et Harryhausen.

Mais c’est surtout à 2001, l’Odyssée de l’espace qu’on pense tant le film s’en inspire à travers des rappels visuels. Ainsi, le monolithe apparaît sous plusieurs formes, parfois mortelles comme lorsqu’il circule horizontalement et coupe en deux les « shitmen », créatures-excréments issues de séances de torture pratiquées sur des géants. Parfois, le film invoque celui de Kubrick, à travers une séquence psychédélique comparable à l’expérience de la stargate vécue par l’astronaute Bowman, ou encore la multiplication de foetus faisant allusion au plan final de 2001, L’Odyssée de l’espace.

TOUS CEUX QUI TOMBENT MEURENT

La longueur de production du film semble avoir influencé la nécessité de mettre beaucoup de choses dans le métrage, comme si Tippett n’avait qu’une seule chance d’amener à la surface les images qui tapissent sa psyché. Certains y verront une proposition visuelle hyper généreuse, d’autres la trouveront indigeste. Car ce ne sont pas seulement les représentations sordides de ce cloaque qui sont difficiles à supporter, c’est aussi l’absence d’humanité et de réactions intelligibles. Les quelques formes humaines présentes sont des consommables aux actions systématisées (les shitmen, l’assassin qui appartient à une armée homogène) ou des tortionnaires aux visages dissimulés par un masque. L’identification est compliquée, on subit avec les monstres du film la brutalité et l’absurdité de cet univers sans règles. 

Quant aux techniques employées, la majeure partie du récit est en stop-motion, cette méthode d’animation de marionnettes image par image. Ce choix esthétique évident pour Phil Tippett ajoute à l’angoisse dégagée par le film : les mouvements saccadés, la lenteur et la lourdeur des créatures accentuent l’impression de suffocation et d’oppression.

FIN DE PARTIE POUR L’INNOMMABLE

Tippett et son équipe mélangent les effets, parfois certains plans en prise de vue réelle s’interposent au milieu d’un film en stop-motion. Ces plans sont les moins imaginatifs et percutants de l’ensemble et brisent un peu la tension instaurée jusque là. Néanmoins, le reste est tellement hallucinant que l’expérience demeure saisissante. Le réalisateur a donné une trame générale pour chaque plan avec une action à effectuer pour le personnage, puis il a laissé ses animateurs lui faire des propositions. L’implication de son équipe est donc totale sur ce projet qui a duré des années, et c’est grâce à cet entourage de fidèles que le film s’est relancé. 

Mad God est déroutant, incommodant. On ne peut cependant que reconnaître l’originalité absolue de cette proposition visuelle sans concession et rare. Enfin, ce qui est beau dans la démarche, c’est cette nécessité ressentie par Phil Tippett de mettre en image ces visions douloureuses et fantastiques ; Mad God incarne un tel désir de film, une telle envie de concrétiser ces images mentales folles qu’il était impérieux pour Tippett d’en faire un long-métrage, dût-il mettre 30 ans à l’accoucher !


***
TEST DU BLU-RAY/DVD :


Une belle édition de Carlotta pour ce film risqué.
De nombreuses interviews permettent d'avoir un aperçu des inspirations et méthodes de travail de Phil Tippett et de son équipe.
Un riche documentaire de Gilles Penso et Alexandre Poncet complète le tout : les deux réalisateurs ont suivi la production de Mad God et ont assisté aux différentes étapes de sa conception.



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- Article rédigé par : Charlotte Dawance-Conort

- Ses films préférés : Tree of Life, Brazil, La Nuit du Chasseur, Take Shelter, Nostalgie de la Lumière.

Une réflexion sur “Mad God – Le film fou de Phil Tippett

  • J’avais soutenu le projet en achetant les trois courts métrages en téléchargement. Je trouvais que ces trois parties se tenaient bien à la suite, même si on sentait clairement une baisse de régime après l’incroyable deuxième partie. Et puis la suite est arrivée avec ce long métrage… Pour moi ce fut une belle déception. C’est très graphique, c’est toujours pointu techniquement, mais ça tourne en roue libre jusqu’à l’essoufflement. On frôle même la prétention avec l’apparition du monolithe de 2001 qui n’a rien à faire là. Je pense qu’on aurait dû rester sur la trilogie des courts métrages, qui demeurait pleine de mystères. Je trouve qu’il y a quelque chose de mercantile dans ce long métrage. Mais bon… Je reste un grand fan de Phil.

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