Un texte signé Éric Peretti

Black Movie 2015Dossier

Black Movie 2015 : Toute la noirceur du monde

Devenu un rendez-vous culturel immanquable pour les genevois, le Festival International de Films Indépendants, le Black Movie, a ouvert le bal festivalier de la ville du 16 au 25 janvier dernier. Véritable observatoire de l’état du monde par le prisme de la caméra, cette seizième édition a comporté son lot d’œuvres sombres où la noirceur l’emporte, à l’image de son affiche sur laquelle déferle une épaisse texture noire étouffant les couleurs. Il a fallu plonger sans retenue dans cet océan de projections, concentration opaque où documentaires et fictions finissent par se confondre et s’articuler pour ne former qu’une entité fluide, et se perdre dans la tourmente des sentiments exprimés, pour en émerger le cœur gros et les yeux pleins de larmes, conscient d’avoir partagé la tristesse d’un monde en pleine souffrance.
Faux thriller mais véritable regard sur l’obsession de la jeunesse envers la popularité virtuelle et les réseaux sociaux, le bien nommé SOCIALPHOBIA, du coréen Hong Seok-Jae, utilise avec brio un mode de narration qui nous est devenu hélas trop familier, à grand renfort de sms, messages Facebook et autres video live, pour nous perdre dans une enquête policière conduite par des aficionados de l’écran, où la résolution et la compréhension d’un drame bien réel ont beaucoup moins d’importance que la réputation individuelle dans la toile féroce de l’Internet. L’individu s’efface progressivement pour ne laisser la place qu’à un substitut numérique et anonyme. Si 10 MINUTES de Lee Yong-Seung prend pour cadre un monde tangible, loin des pseudonymes et des réseaux sociaux, l’individu n’en est pas pour autant vainqueur. Le jeune Ho-Chan, qui doit soutenir financièrement sa famille, accepte un poste de subalterne dans une entreprise en pleine restructuration, tout en essayant de mener à bien ses études qui lui permettront de s’accomplir dans la vie. Pris dans la spirale infernale du monde du travail et écrasé par des rapports hiérarchiques qui le dépassent, Ho-Chan finit par progressivement se laisser dissoudre dans une société inhumaine à laquelle il n’était pas préparé et contre laquelle il n’arrive plus à lutter.
Bien que se déroulant sous le soleil birman, ICE POISON, du réalisateur Midi Z, ne laisse guère d’espace pour l’optimisme. On y suit un jeune paysan qui, après avoir troqué le bétail de son grand-père contre un vélomoteur, tente de subsister en faisant le taxi. Il rencontre une jeune femme qui revient de Chine, où elle vit péniblement avec un mari qu’elle n’a pas choisi, pour assister à des funérailles. Voulant fuir la vie sans espoir qui s’offre à eux, ils aspirent à une échappatoire par l’intermédiaire de la drogue (trafic et consommation), pour hélas finir aliénés à tout jamais à ce fléau (emprisonnement physique et mental).
Malgré son titre optimiste, A FEW CUBIC METERS OF LOVE de Jamshid Mahmoudi rentre dans la tradition des histoires d’amours impossibles qui ne trouvent de conclusion heureuse que dans la tragédie. Dans l’intimité métallique d’un container oxydé, un jeune iranien et une réfugiée afghane partagent les moments privilégiés de leur amour chaste, utopiques instants d’une vie à deux irréalisable. Il est pauvre mais honorable, elle ne peut entacher l’honneur de son père, ancien policier qui a fuit un pays en proie au chaos pour rejoindre l’Iran voisin. Film magnifique qui pose un regard quasi documentaire sur les conditions de vie des travailleurs pauvres et des réfugiés, A FEW CUBIC METERS OF LOVE n’oublie pas pour autant qu’il doit aussi raconter une histoire et se pare d’une véritable mise en scène de cinéma pour emballer ses moments les plus poignants, faisant surgir la déclaration d’amour tant attendue à la faveur d’un écran désespérément noir. Il est aussi question d’amour dans le film ukrainien de Myroslav Slaboshpytskiy, THE TRIBE. Entièrement tourné en langage des signes, sans sous-titres ni voix off, le film amène dans le quotidien d’un institut délabré pour sourds-muets dans lequel les pensionnaires, livrés à eux-mêmes, se sont organisés pour survivre. Entre petits trafics, vols et prostitution, une meute peu encline à la compassion règne sur un territoire de misère et voit sa hiérarchie bousculée par l’arrivée d’un nouvel élève. Devant se faire une place au sein du groupe, le nouveau venu s’impose par la force, la ruse et amorce les étincelles d’une passion qu’il ne pourra faire s’enflammer. Finalement rejeté par les autres, il se montrera plus féroce et implacable, noyant à tout jamais la part d’humanité qui avait germée en lui lors d’un final éprouvant et glacial.
Très engagé politiquement, MINERS SHOT DOWN de Rehad Desai réécrit l’histoire d’un massacre commis par la police en Afrique du Sud lors d’une grève des mineurs en 2012. Alors que l’enquête est toujours ouverte et qu’une commission doit rendre un jugement définitif sur ces événements sanglants au printemps de cette année 2015, le réalisateur utilise toutes les images d’archives qu’il a pu réunir, celles-ci provenant aussi bien des caméras de surveillance des usines que des véhicules de police, pour proposer un point de vue différent de la version officielle, celui des manifestants. Impuissants face aux représentants de l’ordre, eux-mêmes manipulés par un pouvoir politique asservi aux marchés financiers, et inexistants à l’échelle mondiale, ces mineurs, victimes de la guerre économique perpétuelle, retrouvent ici une identité posthume. MINERS SHOT DOWN ne changera certes pas la réalité du monde, espérons juste que son impact permettra de rétablir une justice malmenée par des intérêts inhumains.
Terminons enfin ce panorama par l’œuvre la plus forte dans sa dénonciation de la folie et de la bêtise des hommes. TRACES, du cinéaste chinois Wang Bing, est d’une simplicité désarmante et d’une beauté macabre édifiante. Le cinéaste laisse sa caméra scruter le sol des sites de camps de rééducation dans lesquels sont mortes de faim des milliers de personnes. Il ne reste que des ossements, quelques morceaux de tissus et une inscription taillée dans la roche : Liberté. En moins de 30 minutes, sans une parole, Wang Bing a résumé toute l’horreur d’un génocide.
Refusant la facilité et conservant son intégrité de programmation, le festival Black Movie a, cette année encore, offert à son public des œuvres de qualité tout en donnant la parole à des cinéastes trop souvent ignorés des circuits officiels de distribution. Nous ne pouvons que saluer le courage de cette manifestation et encourager ses organisateurs à poursuivre encore longtemps l’agitation culturelle qu’ils ont immiscé dans le ronronnement paisible d’un paysage festivalier asséché par une absence totale de renouvellement.

Merci à toute l’équipe du festival.


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- Article rédigé par : Éric Peretti

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