Un texte signé Philippe Delvaux

Iran - 2013 - Shahram Mokri
Titres alternatifs : Mahi va Gorbeh
Interprètes : Babak Karimi, Saeed Ebrahimifar, Siavash Cheraghipoor

L'Etrange Festival 2018review

Fish and cat

Des restaurateurs viennent rôder auprès d’un rassemblement de jeunes étudiants réunis au bord d’un lac, durant le solstice d’hiver, pour une compétition de cerfs-volants.

Cent quarante minutes d’un unique plan séquence faisant se croiser une vingtaine de protagonistes autour d’un lac, a priori, ça ne vend pas vraiment un film iranien… Eh bien, on vous l’affirme tout de go, FISH AND CAT est pour nous LA découverte de l’édition 2018 de l’Etrange Festival (et Prix du jury en 2013 déjà à Venise) qui consacrait un mini focus à son réalisateur Shahram Mokri.

Aussi fascinant que ludique, FISH AND CAT nous ouvre à un cinéma iranien qu’on n’imaginait pas sous cet angle. C’est justement lorsqu’on découvre une œuvre en l’absence de toute attente que la surprise s’en révèle plus grande.

Shahram Mokri déploie un scénario aussi minutieux que malin et joue avec nos nerfs. Il tisse son suspense au gré des pérégrinations des personnages.

Minutieux, le style l’exige. Le plan-séquence oblige en effet à prévoir TOUS les événements du film à l’avance, à minuter précisément les apparitions de chacun, à résoudre les nombreux problèmes logistiques, à s’assurer par un gros travail préparatoire qu’aucun problème ne surviendra à la captation… et à ne jamais faire sentir au spectateur toute la lourdeur de cet imposant dispositif. Mais si on souhaite s’attarder à ce choix stylistique, le plan-séquence est alors un émerveillement puisqu’il nous fait alors prendre conscience de ces défis techniques. Entre mille autres, cette caméra qui virevolte, tourne à 360 degrés, explore tout le décors sans que jamais n’apparaisse l’équipe technique qu’on imagine dès lors tourner à l’unisson ou planquée rapidement derrière un buisson, communiquant par téléphone avec les acteurs situés 200 mètres plus loin lorsque ceux-ci devront faire irruption dans le champ.

FISH AND CAT se montre très ludique en ce qu’il joue constamment à faire monter notre attente, à susciter l’angoisse avant de repousser le dénouement, commençant à tisser, par l’irruption dans le champ d’un nouveau personnage, de nouveau sa construction crescendo.
Il est une figure, typiquement moyen-orientale, qui fonctionne bien dans ce cadre : celle de l’arabesque ou plus précisément la forme de la spirale : la spirale, vue verticalement qui se présente comme un cercle (l’intrigue semble se répéter, revenir sans cesse au point de départ) et vue de côté se déploie (chaque tour progresse). Tout en circonvolutions donc.

Et la mise en scène relève dès lors d’une chorégraphie : le ballet de la caméra et la danse des acteurs jouant d’un plateau de jeu gigantesque : le pourtour d’un lac et les bois qui l’enserrent et le réseaux de sentiers entrelacés.

Le jeu vient aussi de ce que la caméra, forcément unique pour un plan-séquence, suit quelques personnages et les abandonnent pour raccrocher à d’autres qui croisaient les premiers. En ce sens, le dernier acteur dans ce type de film, c’est le caméraman lui-même, même s’il est ici extra-diégétique (il n’est pas censé être présent dans l’intrigue, comme le serait celui d’un found footage).

C’est tout l’enjeu du choix, qui est posé très frontalement par la caméra, et donc le point du vue du scénario pour opter sur des (portions de) plans signifiant pour l’intrigue et d’autres moments qui semblaient apporter quelque chose à la progression narrative et se révèlent ensuite fausse piste.

D’une chorégraphie, nous passons donc à une enquête, sans meurtre ni investigateur. L’introduction nous a laissé entendre que des crimes avaient été commis et nous avons remonté le temps, nous situant juste avant leur perpétration. La caméra vagabonde de l’un à l’autre. Tant que rien ne s’est passé, chaque acte, chaque dialogue est anodin. Sachant qu’il va se passer quelque chose, nous tentons de décrypter chacun de ces actes, nous interrogeons le mouvement de caméra. Mais Shahram Mokri nous emmène où il veut et dénoue et repousse nos attentes.

Le plan-séquence est un dispositif qui interroge souvent la temporalité. Il peut suivre une chronologie (UTOYA 22 JUILLET, également présenté à l’Etrange festival 2018 suit ainsi ce schéma) ou se jouer au contraire de l’ordre chronologique comme c’est le cas pour FISH AND CAT ou son jumeau INVASION : Shahram Mokri joue de la temporalité en revenant constamment dans le temps dans son plan unique. C’est très ludique. D’autres s’y sont essayés : ne pensons ainsi qu’à la somme L’ARCHE RUSSE d’Alexandre Sokourov.

La renonciation au montage conduit au nombre limité de prises possibles et donc à un immense travail préparatoire. Sans compter qu’il oblige les acteurs principaux à maitriser l’ensemble de leur texte et de leur jeu avant la captation. Aussi n’est-il pas étonnant que Shahram Mokri soit allé chercher une partie de son casting auprès de performers issus du monde du théâtre, plus habitués qu’ils sont à des textes longs.

Cette manière de tourner autour de la résolution en la repoussant sans cesse n’est pas non plus sans évoquer STALKER d’Andreï Tarkovski, dont la ressortie en salle coïncide avec la découverte de FISH AND CAT. STALKER, produit dans un contexte totalitariste communiste, empruntait des voies très métaphoriques ou parabolique pour une lecture politique critique… FISH AND CAT, sans aborder la critique sous l’angle politique, reste tout aussi elliptique et prend plutôt le chemin d’un discours sociétal… sauf à considérer que le « jeu du chat et de la souris » et ces chassés croisés parlent eux-mêmes de la situation des iraniens obligés de louvoyer en permanence.

Ces incessants retours en arrière, ce lancinant climat oppressant, tout concourt à ranger FISH AND CAT dans le registre du fantastique. Mais un fantastique en filigrane, qui ne présente absolument aucune des caractéristiques classiques attendues (ni effets spéciaux, ni photographie sur-travaillée…). Un fantastique en creux, qui découle de son dispositif et de l’atmosphère qu’il instille l’air de rien. Tout juste relève-t-on quelques éléments épars qui n’ont d’autre sens que de poser l’ambiance ou de construire la tension, sans réelle autre justification narrative : la quête de lampions égarés, l’irruption de jumeaux manchots…

Le plan-séquence a connu un renouveau suite à la révolution technique du cinéma numérique. A l’époque de l’argentique, la durée du plan-séquence est en effet limitée par la capacité d’une bobine de pellicule, soit une dizaine de minutes. Désormais, la limite du disque dur de la caméra excède celle de la durée d’une fiction standard. Le cinéaste peut donc s’il le désire concevoir tout son film autour d’un unique plan-séquence.


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- Article rédigé par : Philippe Delvaux

- Ses films préférés : Marquis, C’est Arrivé Près De Chez Vous, Princesse Mononoke, Sacré Graal, Conan le Barbare


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