Un texte signé Philippe Chouvel

France - 1971 - José Benazeraf
Titres alternatifs : The Trip to Perversion, Les dérèglements d'une jeune provinciale, Frustrated Women
Interprètes : Janine Reynaud, Michel Lemoine, Elizabeth Teissier

Dossierretrospective

Frustration

Michel est médecin de campagne. Il vit dans un vaste manoir en compagnie de sa femme Agnès et de sa belle-sœur Adelaïde. C’est l’hiver, et la neige accentue l’impression d’isolement déjà palpable. Dans cette ambiance plutôt austère, la vie semble rythmée par le retour de Michel à la fin de sa tournée. Si Agnès paraît se satisfaire de cette situation, pour Adelaïde il en va tout autrement. Réduite à un rôle de bonne à tout faire, celle-ci aime sa sœur d’un amour incestueux depuis très longtemps. Face à ce constat sans issue (impossible d’en parler à quiconque), Adelaïde s’est réfugiée dans un univers de fantasmes. Durant ces rêves éveillés, elle imagine des situations dans lesquelles le sexe et la violence occupent une place importante. Ce monde virtuel agit comme un refuge pour la jeune femme, une échappatoire à son amertume et sa frustration. Malgré cela, plus les jours passent, et plus la santé mentale d’Adélaïde se fragilise…
Au début de cette année 2012, José Benazeraf a fêté ses quatre-vingt-dix ans. Durant sa longue carrière, il a d’abord été producteur, avant de se lancer dans la réalisation en 1961, en pleine Nouvelle Vague. Le style particulier de l’auteur émerge dès son premier long métrage, L’ETERNITE POUR NOUS. L’année suivante, avec LE CONCERTO DE LA PEUR, le cinéaste aborde le thriller sexy, où les truands règlent leurs comptes dans les lieux interlopes. C’est le monde de la nuit, celui des petites frappes, des stripteaseuses et des prostituées, mais dans lequel les personnages parlent comme dans les livres. Iconoclaste et provocateur, Benazeraf aime à mélanger ce qui paraît impossible : la politique et l’érotisme. Evidemment, le metteur en scène ne tarde pas à être frappé par la censure, notamment en 1966 avec JOE CALIGULA, une sorte de BONNIE AND CLYDE sur fond d’inceste. Le film est totalement interdit, mais cela n’empêche pas Benazeraf de poursuivre en restant fidèle à ses idées avant-gardistes.
Au début des seventies, l’érotisme est bien plus toléré sur les écrans. Il est rentré dans les mœurs, et les censeurs se montrent moins inquisiteurs. José Benazeraf a de ce fait la possibilité de s’exprimer avec plus de facilité. Avec FRUSTRATION, le réalisateur dresse un portrait de femme névrosée dans un huis-clos étouffant. Un cadre qui rappelle celui de son précédent long métrage, LE DESIRABLE ET LE SUBLIME, qui mettait aussi en lice un couple dont le mari était médecin et qui vivait retiré dans un manoir. On y trouvait déjà un découpage dans l’histoire, où le temps réel était interrompu par des séquences oniriques. Ces passages laissaient une grande place à l’érotisme et la violence, et apportaient un contrepoids à la monotonie de la réalité recherché par l’auteur. Il en est de même dans FRUSTRATION. Le personnage d’Adelaïde, aimant secrètement sa sœur depuis l’adolescence (d’un amour charnel), compense son désir insatisfait dans l’imaginaire.
Le film se déroule sur quatre jours dans un lieu unique, le manoir, et avec essentiellement trois personnages. L’impression de routine qui s’en dégage est heureusement brisée de façon récurrente, soit par l’apparition fugace de personnages secondaires (un couple d’anglais en panne de voiture, le curé invité lors du repas dominical), soit (essentiellement) par les fantasmes répétitifs d’Adelaïde. Bien que le cinéaste s’évertue à faire perdre ses repères au spectateur, pour que ce dernier ait du mal à savoir où se trouve la frontière entre le rêve et la réalité, il a laissé volontairement un indice permettant de faire le distinguo. Il s’agit d’un détail à propos de la chevelure d’Adelaïde. Ses longs cheveux roux sont retenus par un chignon dans le temps réel, et détachés lorsqu’elle est en proie à ses fantasmes (parfois, elle porte aussi une perruque frisée). Une façon d’illustrer l’enfermement d’un côté, la liberté de l’autre.
C’est Janine Reynaud qui endosse le personnage d’Adelaïde avec conviction. Agée d’une quarantaine d’années à l’époque, l’actrice avait débuté sa carrière en 1965 dans moult séries B, notamment dans des films de Jess Franco (SUCCUBUS, SADISTEROTICA) où l’on retrouvait d’ailleurs Michel Lemoine, qui incarne quant à lui son beau-frère dans FRUSTRATION. Mariés dans la vie, Janine Reynaud et Michel Lemoine se croisèrent régulièrement à l’écran, notamment dans des œuvres réalisées par Lemoine, comme LES DESAXEES et LES CHIENNES. A la fin des années ’70 l’actrice met un terme à sa carrière, tandis que son mari poursuit la sienne en tant que metteur en scène de films pornographiques, le plus souvent sous le pseudonyme de Michel Leblanc, pendant une dizaine d’années. Un virage radical pour cet acteur qui avait débuté après la fin de la seconde guerre mondiale dans des films de Sacha Guitry, Maurice Tourneur et Julien Duvivier.
Le troisième personnage central du film, Agnès, est interprété par Elizabeth Teissier. Car avant de devenir astrologue, elle fut mannequin et actrice, notamment dans LA ROSE ECORCHEE de Claude Mulot, où elle se posait en rivale d’Anny Duperey. FRUSTRATION demeure la meilleure occasion de voir Elizabeth Teissier dans le plus simple appareil, et de constater qu’elle avait une fort belle plastique. Toutefois, il ne faut pas se méprendre quant à la teneur du film de Benazeraf ; si celui-ci contient plusieurs scènes de nudité, on ne peut pas dire que l’érotisme qui s’en dégage soit « festif ». Non, la chair est triste, à l’image du climat régnant dans le film. Les longues plages de silence amplifient le sentiment de solitude et de tristesse d’Adelaïde, qui semble être une étrangère dans la maison. Le réalisateur raconte l’histoire d’une femme qui aurait vieilli prématurément. Malgré l’ennui qui règne une bonne partie du métrage, le cinéaste parvient à glisser quelques messages politiques et religieux dont il a le secret, avec toute la raillerie qu’on lui connaît. FRUSTRATION s’achève dans une scène réussie, laissant planer le doute chez le spectateur, puisque dans cette conclusion fantasme et réalité finissent par se rencontrer.
Par la suite, José Benazeraf tournera encore quelques longs métrages érotiques, avant de se consacrer exclusivement à la pornographie à partir de 1975. De la longue liste de films X qu’il réalisera jusqu’en 1986, il faut bien avouer que la qualité sera rarement au rendez-vous.


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- Article rédigé par : Philippe Chouvel

- Ses films préférés : Femina Ridens, Les Démons, Danger Diabolik, L’Abominable Docteur Phibes, La Dame Rouge Tua 7 Fois

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