Un texte signé Mazel Quentin

retrospective

L’aiguille

Dans la catégorie « Les Pépites de l’Étrange », on retrouve programmé à la 21e édition de L’Étrange Festival ce qui restera l’un des coups de cœur de cette édition 2015 : L’AIGUILLE.
Rashid Nugmanov est né le 19 mars 1954 à Alma-Ata, au Kazakhstan. Après un diplôme d’architecture obtenu en 1977, il se lance dès 1984 dans des études de cinéma à l’Institut national de la cinématographie S. A. Guerassimov et y étudie avec Sergueï Soloviev. En arrivant à Moscou, il découvre la scène rock underground, une musique interdite à l’époque par les autorités. Passionné par cette culture, il y liera de nombreuses amitiés et dédiera l’un de ses premiers travaux à ce milieu, un court métrage documentaire intitulé ЙЯ-ХXA. En rentrant au Kazakhstan, le jeune étudiant rencontre des producteurs qui viennent de licencier le réalisateur d’un film dont le tournage débute à peine. Intitulé L’AIGUILLE, les différents essais qui avaient été faits ne conviennent pas à ces derniers qui cherchent donc un nouveau metteur en scène. Rashid Nugmanov est engagé pour reprendre le projet, il est alors en 3e année d’étude de cinéma. Nous sommes en 1987 et malgré son statut d’étudiant, Rashid parvient à imposer trois conditions aux producteurs. Il ne tournera le film qu’avec des acteurs non professionnels, son frère, qui étudie le cinéma avec lui, sera chef-opérateur, et son interprétation du scénario restera libre. Aussi improbable que cela puisse paraître, les conditions sont acceptées et Rashid Nugmanov reprend le projet. Il donne alors le premier rôle à Viktor Tsoï, chanteur du groupe de rock très populaire KINO. La légende du film L’AIGUILLE était née.
Si le film est peu apprécié par les autorités, frôlant ainsi la censure, la Perestroïka lui sera finalement favorable et le long métrage sera distribué en 1988. Dès sa sortie en Union Soviétique, L’AIGUILLE rencontre un franc succès et deviendra rapidement une œuvre culte très populaire, réunissant pour la totalité de sa carrière en salle plus de 30 millions de spectateurs.
Le film raconte l’histoire de Moro, un jeune bad boy au grand cœur, de retour à Alma Ata pour retrouver des amis qui lui doivent de l’argent. Il y rejoint son ancienne petite amie, Dina, devenue depuis morphinomane. Afin de l’aider, il affrontera son addiction et « le docteur », l’homme responsable de son état.
Tournée sur un format 4/3 (1.33 :1), la photographie crève littéralement l’écran, notamment avec de superbes couleurs légèrement délavées, des cadres souvent fixes à forte profondeur de champ et laissant place à quelques mouvements de caméra très maîtrisés, panoramiques et travellings. Le film met ainsi en place une ambiance froide et captivante, seuls les personnages sont source de vie, face à des paysages désertiques, industriels et à l’aspect post-apocalyptique. Là est probablement la plus grande force du film, malgré des acteurs non professionnels : la qualité de l’interprétation et d’écriture des rôles est réellement impressionnante. Pour commencer, c’est bien entendu Viktor Tsoï qui joue son rôle de bad boy au grand cœur avec une élégance et une énergie remarquables. Toutes les situations lui siéent et, sans user d’un jeu exubérant, il arrive à capter l’œil d’un spectateur fasciné. Chanteur charismatique du groupe Kino, il est encore l’objet d’un culte en Russie, comme le prouve l’existence d’un mur à Moscou dédié à sa mémoire. En effet, mort le 15 août 1990 en Lettonie d’un accident de voiture, son aura n’a depuis pas diminué. Viktor Tsoï aura eu le destin d’un James Dean russe et le rôle d’un Elvis Presley au cinéma, tendre et bagarreur, un roc.
Marina Smirnova, qui interprète le rôle de Dina, est, elle aussi, superbe. Ce film restera toutefois malheureusement sa seule apparition au cinéma. On reconnaîtra également au casting Pyotr Mamonov, le docteur, dans son premier rôle au cinéma. Ce musicien de rock, leader et chanteur du groupe Zvuki Mu, poursuivra une carrière d’acteur dans plusieurs films russes. Il interprétera entre autres le rôle principal dans le film L’ÎLE de Pavel Lounguine, pour lequel il remportera un Aigle d’Or du meilleur rôle principal. C’est enfin Aleksandr Bashirov que l’on retrouve au casting de L’AIGUILLE, et ce, dans un rôle extraordinaire. On se remémorera son superbe monologue debout sur un bidon d’essence. Renonçant à ses aspirations de truand, il évoque son parcours comme un engagement politique, une scène d’une beauté saisissante.
Éclairant ses personnages par de longs plans, le génie du film réside dans la place que laisse Rachid Nougmanov à un travail d’improvisation, sublimé par des situations superbes où les acteurs semblent se fondre dans des décors familiers.
Le film dégage une énergie folle, proche de celle que pouvait embrasser un film tel qu’EASY RIDER. Un film composé grâce à la fougue de la jeunesse, empreint d’un désir contestataire, d’un amour du quotidien, de gens simples et de situations extravagantes, mais surtout, d’une poésie rare. Un film manifeste pour une jeunesse nouvelle, éloignée des préoccupations de leurs aïeux. La narration non linéaire du film, marquée par les plans d’une horloge digitale, introduit une incertitude sur le déroulé de l’histoire, forçant ainsi le spectateur à se laisser bercer par les aventures de Mono, notre rockeur au grand cœur. Quelques scènes au montage « expérimental » lui octroient en outre une profondeur technique qui en fait un film marquant.
L’œuvre est soutenue par des acteurs incroyables et une bande-son qui passe, au lointain, des airs de Prokofiev au rock endiablé de Shocking Blue et Kino. Des musiques qui resteront longtemps à l’esprit des spectateurs médusés par le spectacle de ce film incroyable de beauté, méritant d’être vu par le plus grand nombre.

Группа крови – на рукаве,
Мой порядковый номер – на рукаве.
Пожелай мне удачи в бою, пожелай мне:
Не остаться в этой траве,
Не остаться в этой траве.
Пожелай мне удачи, пожелай мне удачи!


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- Article rédigé par : Mazel Quentin

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