Un texte signé Stéphane Bex

Etats-Unis - 1948 - Max Ophuls
Interprètes : Joan Fontaine, Louis Jordan, Mady Christians

Dossierretrospective

Lettre d’une inconnue

Un pianiste autrefois célèbre et vieillissant s’apprête à quitter Vienne pour échapper à un duel quand il reçoit la lettre d’une inconnue, lui déclarant sa passion jamais démentie tout au long de sa vie. Le pianiste y reconnaît Lisa, une jeune femme ayant habité autrefois dans le même immeuble que lui, et qu’il a aimée un court moment avant de l’oublier.
Max Ophuls adapte ici le célèbre roman de Stephan Zweig, LETTRE D’UNE INCONNUE, publié en 1922 et succès immédiat pour l’auteur.
En 1948, au moment où il tourne LETTRE D’UNE INCONNUE, Ophuls est un double exilé. Ayant fui le nazisme en 1933 pour la France, il est de nouveau forcé de quitter le sol français après l’armistice et se réfugie aux Etats-Unis où il tourne pour Universal L’EXILÉ avec Douglas Fairbanks. L’adaptation de Stephan Zweig est son deuxième film américain et son chef d’oeuvre. En reprenant la structure narrative du JOUR SE LÈVE de Carné – un homme se rappelle au cours d’une nuit les événements qui l’ont conduit dans une chambre où il attend la mort – Ophuls transforme un événement anecdotique en destin tragique. LA LETTRE D’UNE INCONNUE est une traversée de la Vienne nocturne à travers la figure de Lisa, héroïne pleinement ophulsienne. Incarnée par Joan Fontaine, forme de Liebelei américaine, sublime de naïveté, servie par sa maladresse et son manque d’assurance, Lisa reprend les grands traits des personnages féminins chers au cinéaste, comme objets du désir et du cynisme masculin. Le film permet ainsi de comprendre combien Ophuls, à l’instar de Cukor, est avant tout un metteur en scène du féminin et un des inventeurs de la pensée mélodramatique.
Au regard de Stefan Brand (Louis Jourdan), le pianiste virtuose qui, par paresse, finira par dilapider son talent précoce et se joue des femmes comme il pratique la musique, Ophuls superpose le regard de Lisa, femme aimante et embrassant la vie de son amant dans la réalité autant que le rêve. La lettre, envoyée sur le lit de mort, dévoile la fidélité de Lisa qui a tout sacrifié pour l’authenticité de ses sentiments. Face à cette profondeur, Ophuls démonte ironiquement la séduction artificielle de Brand qui, de l’idéal, n’a adopté que le déguisement sans vouloir en payer le prix. La grandeur féminine compense ici la lâcheté et la veulerie masculine. Lisa est dans le film d’Ophuls un « coeur simple », moins tourmentée que son modèle littéraire, dont Zweig souligne la volonté de souffrir.
Cette candeur du regard de Lisa est ce qui donne au film sa lecture la plus belle. Des objets qui parsèment l’appartement de Brand jusqu’à la nuit viennoise en passant par l’opéra, tout semble ici transfiguré par l’amour du personnage féminin. La photographie de Franz Planer transforme cette Vienne reconstituée en studio en pays enchanteur, en contrée magique qui ne serait touchée ni par la mort ni par l’oubli. Même le dispensaire sordide dans lequel Lisa donne naissance à l’enfant de Brand, après une ellipse audacieuse d’Ophuls raccordant le départ de Brand à la gare avec l’alitement de la jeune femme, garde encore quelque chose de cette lumière qui semble naître de la dévotion de Lisa elle-même, devenue d’inconnue, icône.
Cette somptuosité de l’éclat des surfaces miroitantes et chatoyantes est visible dans la réédition par Carlotta de l’oeuvre d’Ophuls, précédemment éditée par Wild Side. Le nouveau master HD redonne ici naissance à la riche palette du noir et blanc et offre de beaux contrastes où l’atmosphère d’une Vienne à la fois festive et quotidienne trouve à s’épanouir. Le DVD offre en outre deux suppléments que sont LES MÉMOIRES D’UN PRODUCTEUR et LE TRIOMPHE DE LA PASSION. Si l’on peut rester sceptique face à l’approche singulière du premier mettant en scène le comédien Jacques Bouanich dans le rôle du producteur John Houseman, monologue qui prend la forme d’un documentaire théâtralisé, les anecdotes rappelées ne manquent pas d’intérêt. Le second, constitué d’une analyse filmique plus classique, due au critique américain Ted Gallagher et centrée autour du personnage de Lisa, examine le parti-pris narratif d’Ophuls et la question du regard dont Lisa est l’objet. La référence à d’autres héroïnes permet de replacer le personnage dans cette geste dramatique de la passion féminine chez le cinéaste, se révélant ainsi une des étapes principales de la constitution du mélodrame hollywoodien. Cette lettre, à n’en pas douter, est bien parvenue à destination.


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- Article rédigé par : Stéphane Bex

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