Un texte signé Paul Siry

France, Espagne - 2022 - Albert Serra
Interprètes : Benoît Magimel, Pahoa Mahagafanau, Marc Susini, Matahi Pambrun, Alexandre Mello

review

Pacifiction : Tourment sur les îles – Poly-éthique

Pour traiter de la complexité de la géopolitique, Albert Serra choisit un protagoniste pris entre plusieurs organisations étatiques dans un univers singulier sans grand réalisme, avec un peu de grotesque et une profonde remise en question. Par son titre en un mot imaginaire évoquant une fiction dans le Pacifique, Pacifiction est une transfiguration magnifique.

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Politique sous les tropiques

De nos jours, la Polynésie française est toujours une idée largement répandue du paradis terrestre. La nature est luxuriante, le climat chaud et l’infini de l’océan est d’une grande tranquillité. De Roller y est l’actuel Haut-Commissaire, le plus haut représentant de l’État Français. Évidemment, il affectionne particulièrement le territoire, et ses innombrables merveilles de la vie quotidienne, autant qu’y officier. Drapé dans son costume blanc crème, il est partout où on l’attend, même si on ne l’attend pas, aimable et aux manières soucieuses. Il sait parfaitement quoi dire et quoi faire en toutes circonstances, réglant les litiges de toutes sortes avec grande aisance, et assiste aux diverses représentations culturelles où il ne reste jamais simple spectateur.

Peu importe la situation, il en est le maître, imposant une splendeur naturelle, toujours apprêté. Jamais on ne le verra dans son bureau, ni même au téléphone, toujours dehors dans sa tenue de soirée. Partout et tout le temps, il incarne une parole politique faite de beaux mots et de grands gestes pour arrondir les angles. Alors que des rumeurs sur d’éventuelles reprises d’essais nucléaires se propagent, il dit ne pas s’inquiéter. Pourquoi s’en soucier quand sa hiérarchie ne l’en informe pas ? La population elle se questionne, un amiral et ses marins sont depuis un moment sur l’île, trop longtemps pour ne pas se questionner.

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Désordre mondial

Après avoir abordé des époques révolues, Albert Serra souhaite parler d’aujourd’hui et le fait dès le plan d’ouverture où une côte montagneuse fait face à un port où sont alignées une infinité de containers. La confrontation est posée instantanément par cette dichotomie où une nature présente depuis toujours est menacée par une économie qui domestique partout où elle va. L’aspect paradisiaque de l’endroit a d’ailleurs sa copie négative : une boîte de nuit qui n’a du paradis que le nom, et où la fausseté engendre la vulgarité. C’est le point de rencontre informelle où beaucoup de rapports humains se jouent.

Bien que De Roller affiche une gentillesse sans faille, on ne peut déterminer son degré de sincérité tant celui-ci représente un jeu politique désuet dont il est la caricature : celle d’un colonialisme impérial et confiant qui se croit plus authentique que les locaux. Il agit tel un cousin sympathique et intelligent d’OSS 117, avec la petite tape sur l’épaule paternaliste qui va bien. Beaucoup d’humour parsème Pacifiction à la limite de la farce se moquant de la recherche ridicule de pouvoir avec une causticité rappelant Jean-Pierre Mocky. De Roller nous est pourtant difficilement antipathique, bien au contraire. En tant que spectateur, on ne suit que lui, ses doutes, son désarroi.

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Se méfier de l’eau qui dort

Pacifiction est une opale mystérieuse dont les scintillements sont autant de secrets fascinants. L’énergie d’Albert Serra ne se situe pas du côté de la dramaturgie. Diverses bribes d’intrigues sont là sans impacter l’ensemble du film. Ce dernier est tourné à trois caméras simultanément et le cinéaste laisse les acteurs entrer en jeu selon leur bon vouloir, sans aucun texte. Tout est mis en place pour laisser libre cours à l’improvisation et à installer dans la durée un naturel loin d’une direction classique. On se perd d’autant mieux dans ce film-monde. L’enjeu d’une éventuelle reprises d’essais nucléaires plane comme une chape de plomb.

Les choses importantes ne se passent pas dans le cadre mais derrière les buissons, sous le calme de la mer et surtout à des milliers de kilomètres de là, lors de discussions inconnues au plus haut niveau de l’État. L’ordre mondial est branlant et opaque, et la Polynésie est un dommage collatéral de ces tractations géopolitiques de par sa situation isolée, réduit à un simple point au milieu de l’océan. Les personnages perturbateurs eux sont des silhouettes stoïques. Ils observent figés et tranquilles, sans que l’on ne sache leurs pensées, parfaits pour distiller une paranoïa sourde. La quête ridicule de la puissance mondiale met en exergue le fait qu’ils ne sont que des figures interchangeables en manque de morale. Dans une magnifique dernière partie où le temps se dilate à l’extrême, De Roller parcourt ses lieux emblématiques de l’île dans une transe sourde, contemplant amèrement la fin de son faux règne. Ce n’était qu’un simulacre qui disparaît, et le crépuscule est grandiose.


Test du Blu-ray/DVD sur le site de Sin'Art


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- Article rédigé par : Paul Siry

- Ses films préférés : Requiem pour un massacre, Mad Max, Ténèbres, Chiens de paille, L'ange de la vengeance

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