Un texte signé Stéphane Bex

L'Etrange Festival 2016retrospective

La femme insecte

Deuxième film paru chez Elephant Films et formant ce qu’on pourrait presque appeler la « trilogie de la jeunesse » d’Imamura, LA FEMME INSECTE radicalise la méthode et le discours de COCHONS ET CUIRASSES sorti trois ans plus tôt et encore auréolé d’un parfum de scandale. Après la chronique satirique de la ville de Yokozuka occupée par les Américains à la fin de la seconde guerre mondiale, Imamura poursuit son exploration de la société nippone et offre à travers le personnage de Tome, l’héroïne de LA FEMME INSECTE une variation sur l’Haruko de COCHONS ET CUIRASSES, poussée par sa famille à la prostitution.
LA FEMME INSECTE déploie sur une quarantaine d’années le trajet de Tome, depuis la fin de la première guerre mondiale jusqu’au moment de la reconstruction du Japon après l’occupation américaine. On y suit Tome, jeune paysanne et fruit d’une union adultérine, passant son enfance et adolescence, entre un père simplet et incestueux et une mère calculant le profit qu’elle peut tirer de son enfant. Sous le regard d’entomologue d’Imamura se déploie dans le même moment la superstition paysanne (adoration d’une divinité féminine en rapport avec la fécondité) et l’exploitation sexuelle des femmes, soumises aux désirs des hommes. Après avoir donné naissance à un enfant, Tome se rend à la ville dans l’espoir d’y trouver les moyens de survie que ne lui offre pas sa contrée d’origine. Après plusieurs déconvenues, elle finit par devenir prostituée puis maquerelle, gravissant un à un et à force de trahison les degrés de la réussite pour mieux les redescendre dans le dernier acte. Trois générations de femmes – la mère de Tome, Tome et sa fille Nobuko – balisent ainsi l’évolution sociale et politique du Japon, de la société traditionnaliste jusqu’à la modernité de la reconstruction en passant par l’occupation américaine, les révoltes paysannes et les réformes agraires.
Le schéma narratif adopté par Imamura, s’il semble épouser les trois actes habituels du récit d’une success story s’inversant en déchéance (formation / ascension / chute) retravaille cependant la matière par de subtils entrecroisements générationnels. La répétition du pattern social de génération en génération est remise en cause par les variations introduites par les révoltes des personnages féminins autant que par les torsions de la psychologie et des caractères. Tome refuse la soumission et quitte la campagne pour gagner une autonomie relative. Sa fille, Nabuko, menacée un moment de suivre les pas de sa mère, renviendra finalement à la campagne pour y exercer la gestion collective d’une ferme. Traversant les trois moments du film, la figure du père incestueux – le personnage le plus proche de l’esprit de Kurosawa – permet de relier les trois femmes et d’offrir, même si sous une forme dérangeante, un contrepoint à la stérilité des parcours et aux désillusions qui s’y multiplient. Seul homme à se revendiquer comme père, il s’oppose aux autres figures masculines, partagées entre les maris lâches laissant leur épouse se prostituer pour ne pas avoir à travailler, et les hommes abusifs, profitant de la tradition paternaliste pour mieux exploiter les femmes.
Sans jamais verser dans la satire, Imamura établit le rapport sans concession et sans sympathie de de ces comportements souvent vils et dégradants. Sans froideur non plus : Tome, son héroïne, incarnée par Sachiko Hodari, révélée la même année dans ELLE ET LUI de Susumu Hani, est l’objet d’un regard distant et compréhensif. Montrée à la fois comme victime mais également comme capable des mêmes lâchetés que ses bourreaux, elle inscrit sa présence en traits discontinus le long du film. Moins soucieux en effet de vérisme psychologique que de réalisme social, Imamura ne laisse pas l’étude des caractères donner l’unité à l’œuvre. Les fragments de vie, saisis en tableaux et figés avec le recours à la voix off tendent à établir une ligne narrative brisée en laissant aux personnagex leur mystère. Si nul ne mérite d’être sauvé, nul ne mérite non plus d’être condamné vraiment et la morale est ici toujours affaire de circonstances. A la manière en effet de COCHONS ET CUIRASSES, Imamura insiste sur le poids du contexte en mettant en scène le décor : la partie urbaine est dévoilée dans un étouffement de cadres et de personnes. Si les corps se pressent les uns contre les autres, poussés par un instinct animal dans les étables et les champs, ils se collent ici par le nombre et la promiscuité conduisant au même désir aveugle, aux mêmes trafics de chair et d’argent. Avec une belle intelligence du cadre, Imamura multiplie dans son portrait de la cité les objets, les parois, compresse les espaces en conduisant ses personnages dans des lieux que leur étroitesse transforme en prisons.
Cet enfermement n’est cependant pas sans espoir. Le plan d’ouverture du film qui montre un insecte en gros plan traçant son chemin sur un relief pentu est bien sûr la vision métaphorique du trajet de Tome qui construit sa vie coûte que coûte et ne se laisse pas abattre. Le désir de continuer à vivre et d’avancer l’emporte finalement sur les autres et permet au film, malgré sa noirceur apparente, de regagner un optimisme final. C’est devant que cela se passe et les 40 ans du récit n’auront pas été de trop pour montrer cette persistance où s’opère peut-être un aveugle rachat.


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- Article rédigé par : Stéphane Bex

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