Un texte signé Stéphane Bex

Japon - 1957 - Akira Kurosawa
Titres alternatifs : Donzoko
Interprètes : Toshiro Mifune, Isuzu Yamade

retrospective

Les Bas-Fonds

Carlotta poursuit sa réédition de l’oeuvre kurosawienne durant les années Toho, le grand studio japonais, avec trois chefs d’oeuvre qui partagent un même acteur (Toshirô Mifune) et une noirceur déclinée selon trois variations. Etendons donc encore plus l’éventail de ces redécouvertes présentées ici dans une luxueuse version assortie de livrets bien fournis.

Avec LES BAS FONDS sorti en 1957, le réalisateur japonais s’attaque au chef d’oeuvre théâtral de Gorki qui connaîtra plusieurs adaptations. Relocalisé dans le Japon de l’ère d’Edo, le film s’attache à décrire le quotidien d’une poignée de miséreux dont la condition est de vivre dans un enfer qu’ils ignorent eux-mêmes. Au sein de cette cour des miracles se distinguent plusieurs personnages dont le voleur Sutekichi (par Toshirô Mifune), Osugi, sa maîtresse et la femme d’un logeur aux allures de Thénardier, un samouraï déchu, un acteur alcoolique, un rétameur dont la femme est mourante, une jeune prostituée ou un idiot frappant son tambour. Ce petit monde déclassé va être transformé par l’arrivée d’un vieillard mystérieux, ange ou dieu dissimulé, dont l’action temporaire va instiller un peu de compassion à l’intérieur d’un monde âpre et sordide.
Jamais Kurosawa n’est peut-être allé aussi loin dans sa description d’un univers de noirceur pessimiste. A la manière du naturalisme, Kurosawa décrit les comportements d’hommes insectes se désirant, se jalousant et se haïssant, prêts à tout pour gagner un repas de plus ou la maigre assurance d’un futur moins sombre. Osugi, la maîtresse de Sutekichi pousse ce dernier à se débarrasser de son mari et tente de tuer sa sœur Okayo quand elle apprend que Sutekichi s’en est épris. Tomekichi le rétameur cherche à se débarrasser de sa femme qui agonise et a des vues sur Otaki la marchande de bonbons qui pour sa part convoite Shimazo l’agent de police. Le mal a ici gagné comme une gangrène et aucun membre n’en est épargné : même le représentant de la loi trempe dans les vols de Sutekichi, le logeur quant à lui se faisant le receleur des objets volés.
Ici, même les rêves semblent ne pas pouvoir dépasser l’espace étroit qui leur est assigné : le passé a disparu dans les mirages de l’oubli ou du phantasme : le vieil acteur ne sait même plus réciter sa tirade favorite et le samouraï, devenu incapable de prouver son rang ancien, a perdu son sabre. La prostituée continue à rêver d’un grand amour qu’elle sait impossible à la façon dont on elle se raconterait une romance vue sur au cinéma. Dépossédée de leur vie, remplis d’amertume et de souffrance, ces pauvres ne peuvent plus que tenter de déposséder les autres de leurs maigres lambeaux de rêve ou, cyniquement, faire semblant de ne plus croire aux mensonges.
Cette interrogation, récurrente chez Kurosawa – faut-il en face du Mal s’illusionner volontairement ou le regarder tel qu’il est ? – trouve dans le dispositif son expression la plus réussie. La théâtralité assumée de l’oeuvre – deux décors et des angles variés rendus possibles par un tournage à plusieurs caméras – accentue l’impression claustrophobique et exacerbe les conflits entre les personnages. Dix ans après la parution du HUIS CLOS de Sartre mettant en scène l’enfermement de trois personnes dans un espace exigu et infernal, Kurosawa reprend ce thème bien connu qu’est « l’enfer, c’est les autres », c’est-à-dire les autres pour autant qu’ils sont toujours là, qu’ils observent et rapportent ce qu’ils ont vu. Nul échappatoire donc à la mauvaise conscience : Uno, l’idiot qui est aussi le plus sage pose devant son visage un tonneau percé comme une caméra ou un projecteur que l’on braque sur les scènes et les personnages soudain révélés à leur misère. Cette métaphore du cinéma dans un dispositif essentiellement théâtral vient souligner combien l’un et l’autre sont d’abord question de regard. On est ici, par le jeu des caméras parfois opposées, dans et sur la scène. Et chacun récite – comme le sous-entend le moine pèlerin – un rôle tout en croyant être libre.
Seule possibilité d’échappatoire : le vin et l’oubli momentané qu’il procure, l’ivresse et la légèreté de la fête qu’elle entraîne. Au cours de deux scènes mémorables, c’est l’ensemble de la bande qui se met à scander puis à chanter et danser une chanson aux accents vaguement paillards, appelant sur eux la bénédiction de la richesse. La vision de ce cortège d’idiots avinés et grotesques hausse alors le récit à la grandeur d’une parabole shakespearienne ; les gros plans qui font éclater le cadre, le montage rapide qui brise la durée des plans séquences, l’entente musicale qui contraste avec les cris hystériques des disputes, tout cela donne le sentiment d’une respiration possible dans un univers où règnent la folie et le mal. Las, la seconde occurrence de la chanson sera interrompue par un événement tragique. Il a gâché notre chanson fera remarquer un des personnages, soulignant ainsi avec cynisme que même l’oubli le plus simple ne peut être accordé aux damnés de la terre.


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- Article rédigé par : Stéphane Bex

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